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Essais / Esssays
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Qui était Auguste Vestris ?
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MES “FANTOMES”
Et c’est alors, au grand étonnement de mes camarades, je me joue des difficultés qui par le passé, m’avaient tourmenté. En attitude, je me tiens comme enraciné dans le sol ; je tourne avec une parfaite assurance (…) Je n’ai qu’à retenir mon souffle pour monter jusqu’aux chevrons comme un aérostat, qu’à tendre les pieds derrière moi comme un oiseau en vol pour voguer dans les airs et bondir de la scène vers l’auditorium. L’exaltation et la satisfaction que procurent de tels résultats est à peine concevable ! L’extase de la victoire, le dénouement de tout lien terrestre – la liberté ! Alors je me dis (car, imperceptiblement, l’imagination se fait rattraper par la pensée), « pour une fois, ce n’est plus un simple rêve ! Cette fois-ci, tu as pigé ! Mais n’oublie surtout pas comment tu y est arrivé ! » Puis mon vieux père se précipite pour me serrer dans ses bras… ensemble, nous allons féliciter Vestris… Gardel, le maître de ballet, renouvelle mon contrat, et Nivelon, l’ami d’enfance de mon père, nous invite dans sa maison de campagne en Normandie ! Evidemment, la déception est grande à mon réveil, tel Jeppe ayant séjourné au « Paradis », mais ces images bienveillantes ne tarderont pas à réapparaître et à moins que des amis et connaissances disparus depuis longtemps ne me retiennent lors de ces errances éphémères (…) je suis sûr d’atterrir à l’école de danse à Paris. Que les pensées d’un vieil homme raisonnable tournent autour d’un sujet – la danse – que l’opinion générale condamne comme frivole pourra surprendre certains. Mais sans réaffirmer ici mes convictions maintes fois affirmées en justification de cet art auquel la foi et la passion m’ont poussé à vouer tous mes dons, je m’estimerai heureux si, jusqu’au jour du Jugement Dernier, les seules visions qui me rendent visite soient celles venues des contrées aériennes de Terpsichore. Parmi la foule de défunts qui m’apparaissent en rêve et qui, tel le Fantôme d’Hamlet, m’interpellent : « Souviens-toi ! », les trois êtres dont je viens de parler sont ceux qui dans cette vie terrestre, m’ont indiqué le but vers lequel je n’ai eu cesse de tendre. |
A l’artiste de la danse, le nom de VESTRIS résonne comme celui de Garrick à l’acteur et Mozart au musicien. Ce nom a suscité un tel intérêt qu’il était inévitable que les Vestris aient rencontré à leur époque de nombreux contradicteurs ; si ce nom ne disparaîtra jamais des pages de l’histoire du théâtre, les collectionneurs d’anecdotes et les vaudevillistes se sont cependant démenés pour fondre Vestris père et fils en un seul personnage, sans ressemblance aucune avec ces deux artistes consciencieux qui dans leur recherche constante de l’idéal de la Beauté, ont à la fois ravi et instruit leurs contemporains.
Tenons-nous en pour l’instant à la description que donne Noverre de Vestris l’ancien, qui portait le prénom de Gaetano. Né à Florence, la beauté de sa personne était telle que lorsqu’il parut sur la scène parisienne pour la première fois on le surnomma « L’Apollon » ou « Le Dieu de la Danse ». Sa danse sérieuse était surtout faite de poses dignes d’un peintre, de très beaux mouvements des bras, et de pas lents : en un mot, des évolutions qui mettaient en avant son avantageuse apparence. En conséquence, toutes les cours d’Europe se le disputaient en tant que modèle de dignité et de grâce virile, non seulement sur scène mais auprès des cercles exaltés où l’élégance de sa mise et de sa coiffure devinrent l’arbitre de la mode. Des sacrifices considérables furent faits afin que ses talents fussent admirés dans les salles dorées de Versailles et dans le Théâtre de l’Opéra, où tous les Dieux et héros homériques – seuls sujets des scènes lyriques françaises de l’époque – ont trouvé en Gaetano Vestris un représentant qui leur fût digne. Il profita aussi de la grande réforme de Noverre, ce dernier ayant banni le masque, les tonnelets et les plumes énormes dont les bergers et bergères de l’Arcadie avaient jusqu’alors été affublés. Ainsi, tandis que Noverre écrivait ses édifiantes Lettres sur la Danse (1760), Vestris l’ancien définissait la nature de la danse comme « l’art d’embellir la forme humaine ».
C’est la lecture du Bourgeois gentilhomme – la rivalité comique des maîtres d’escrime, de danse et de diction – qui nous permet de nous figurer le scandale qu’une arrogance aussi affichée dans le domaine esthétique ne pouvait manquer de provoquer parmi les ennemis de l’art chorégraphique. Ainsi Gaetano Vestris à l’accent italien indomptable, vantant tous azimuts l’importance de sa profession, devenait le but des flèches décochées par les amuseurs. D’ailleurs, bon nombre d’expressions de sa vantardise sont devenues proverbiales et méritent de passer à la postérité en raison de leur étrangeté.
Par exemple, il aurait dit que parmi ses contemporains, les grands hommes étaient Voltaire, Lui-Même et le Roi de Prusse.
Frappé d’admiration devant la beauté du Duc de Devonshire, il se serait écrié : « N’étais-je Vestris, je serais le Duc de Devonshire ! »
(....) Finalement, lorsque le Général Bonaparte étonna le monde lors de sa première campagne d’Italie, dans le feu de son enthousiasme, Gaetano Vestris se serait exclamé : « Cet homme mérite que l’on fasse en son honneur quelque chose de remarquable. Il me verra danser de nouveau ! »
(...) Qu’un tel Apollon, à l’instar du dieu que nous décrit Ovide dans ses Metamorphoses, ait eu dans sa jeunesse quelqu’aventure galante ne doit pas surprendre. Parmi tant d’autres il est question de l’aérienne Mlle Allard, dont il existe une excellente gravure la représentant dans le pas de deux pastoral, alors que la célèbre danseuse Mlle Heinel (qui était allemande) était aussi sérieuse dans son caractère que dans son style, et c’est par elle que notre Apollon s’est trouvé pris dans les chaînes de l’Hymen. Quoique ce mariage fût heureux, aucun enfant ne vint le bénir et le manque se faisait sentir lorsqu’un jour, en visite à une école de danse que dirigeait Trancard (....), Vestris aperçut un enfant de neuf ans dont les dons étaient tout à fait inhabituels, un talent presqu’entièrement abouti. Etonné, il voulut savoir de qui était l’enfant. Et on lui répondit, « c’est le petit Allard ! » « Serait-ce le fils de Mademoiselle ? » « Tout à fait, de Mlle Allard ! » « Mon Dieu ! Il doit être mon fils à moi ! Eh bien, mon petit, tu sembles vouloir marcher dans les pas de ton père ! »
Dès ce jour là, Vestris ramena à la maison le petit Auguste pour l’éduquer avec le plus grand soin, de sorte que deux ans plus tard seulement l’enfant, alors âgé de onze ans (nous sommes en 1771), faisait de brillants débuts. Tel Mozart, c’était un un enfant prodige, fêté dans toutes les Cours d’Europe, où on lui prodiguait des baisers et des douceurs. Au début, il se faisait appeler Auguste, puis Vestrallard, mais bientôt M. et Mme. l’adoptèrent comme leur fils et héritier légitime. Sa carrière artistique était une suite ininterrompue de triomphes, et, plus heureux que Mozart ne le fût, le pays où il vit le jour le récompensa et lui accorda tous les honneurs.
De taille moyenne, Auguste n’avait hérité de son père ni les très beaux traits de visage, ni sa conformation physique classique. Ainsi, son style de danse était la danse de demi-caractère, à laquelle son étonnante vélocité et élasticité, la vivacité de son tempérament, son visage si expressif, se prêtaient à merveille. Une fois libéré de l’école stricte de son père, il sut créer un genre entièrement nouveau, tel une peinture aux couleurs éclatantes, par opposition à une sculpture de marbre dont tout accuse la perfection classique. Dans les ballets de Gardel, il fit montre d’un talent pour la pantomime qui forçait l’admiration des grands comédiens de son époque ; dans Le Fils Prodigue on parle de son jeu comme d’un véritable chef d’œuvre. Devenu vieux, lorsque pendant nos leçons il nous faisait répéter des scènes de ce ballet, il se laissait transporter à tel point que l’illusion devenait parfaite et nous croyions voir devant nous un jeune de dix-neuf ans avec tous ses folies et caprices, son désespoir et son repentir.
(...) Auguste aurait dû devenir sinon très riche, du moins très aisé. Mais étant imprévoyant et brouillon en matière d’économie, et ayant voulu se placer parmi les aimables roués de l’époque, non seulement ses cachets considérables mais aussi l’héritage légué par son père lui ont glissé d’entre les mains. Avec le poids des années sont apparus aussi de jeunes et talentueux rivaux dont Louis Duport qui possédait une admirable technique. Vestris a dû tolérer l’épithète « Grand-père des Zéphyres » et finalement ce n’est que grâce à son talent de pantomime et à la protection directe de l’Empereur que sa renommée a persisté. Avec la chute de Napoléon, l’aura qui avait entouré ce grand danseur pendant des années s’est évanouie. Certes, les Alliés ont demandé après lui, car ces étrangers aussi avaient entendu parler de lui parmi les gloires de Paris. Mais il n’a pas souhaité danser devant les ennemis arrogants de la France. Il contemplait avec mélancolie une carrière brillante maintenant révolue dont il avait gaspillé les fruits matériels. Retraité, il s’est vu contraint d’augmenter ses faibles revenus au moyens des leçons de sa classe de perfectionnement.
Mais quoiqu’en circonstances réduites, Vestris restait Vestris ! Son esprit joyeux ne l’avait pas plus abandonné que son pas léger et son port juvénile. Le violon à la main, il inspirait à la fois lui-même et ses élèves, et si, à une seule et unique occasion, l’a-t-on entendu soupirer après l’Empereur regretté, jamais ne parlait-il des ravages du Temps ni – mirabile dictu ! – de ses propres talents ou de ses triomphes d’antan.
Pour des élèves, son enseignement était inestimable, tandis que des artistes aboutis – Marie Taglioni, Fanny Elssler et Carlotta Grisi … – n’hésitaient pas à venir auprès de lui apprendre quelque chose de beau, ou à le consulter afin de gommer quelque défaut. Exigeant en ce qui concernait le caractère ainsi que le jugement artistique, il était cependant modéré dans ses critiques, exempt de tout préjugé et le premier à encourager tous les dons quels qu’ils fussent. Quoiqu’il sût attiser parmi nous un esprit de compétition acharnée, Vestris n’était que bonhomie, et jamais ne versait-il dans des explosions de colère.
De tous ses meilleurs élèves masculins, il en citait lui-même trois : son fils aîné Armand (mort à Vienne en 1825), Jules Perrot, et – en sollicitant votre indulgence pour ne pas l’avoir su occulter – August Bournonville, comme étant ceux qui avaient le mieux compris et fait comprendre ses principes chorégraphiques. Comment ne pas déplorer le fait qu’il ne se trouve plus sur notre Continent que quelques rares danseurs dont la fonction est autre que de servir comme appareil de manutention ou de socle pour ensemble équilibriste, tandis que les danseuses rivalisent de tours de force. En ce faisant le ballet, loin d’être un spectacle artistique, tend à devenir un numéro de chapiteau de foire.
Pendant six ans, j’ai pu bénéficier de son excellent enseignement ; il a eu plaisir à me donner ses leçons. C’est sous son égide que je fis mes débuts et, toujours fidèle, il m’a fait travailler tout mon répertoire juvénile. L’affection que je lui vouais était filiale ; par la suite, à chaque fois que je revenais à Paris je ne manquais pas de me rendre à son école pour travailler – naturellement, contre un cachet approprié payé d’avance, car mon maître bien-aimé se trouvait sans cesse réduit aux abois, l’un de ses pires créanciers étant son ancien valet, devenu propriétaire terrien et usurier !
Vestris le jeune est mort la même année que mon père (1843). Ils avaient le même âge, et avaient atteint leur quatre-vingt troisième année. En rêve, il apparaît toujours devant moi – et chose incroyable, je suis pris d’inquiétude, comme si j’avais oublié de lui payer les derniers cent francs !
(Cliquez ici pour des reproductions de différents portraits de Vestris père et fils, et un essai de Martin Postle, ancien Conservateur de la Tate Gallery - ndlr.)