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Faut-il vraiment écrire et danser tout en MAJUSCULES ? Plaidoyer pour le petit allegro
Jean-Guillaume Bart
13 avril 2019
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Paris, mars 2019
Si la danse terre à terre – qui correspond à la lettre « minuscule » - tend aujourd’hui à disparaître dans le langage chorégraphique, c’est d’une part qu’elle est sans doute moins lisible dans des grands théâtres et moins spectaculaire.
Mais surtout l’exercice semblerait dévolu au seul danseur de petite taille alors que les jeunes ont pris 10 voire 15 centimètres de plus depuis 1900. Serait-ce bien vrai ? Eh bien, moi qui mesure 1m85 je prenais un infini plaisir à danser rapidement aussi bien à la leçon que sur scène. Tandis que du haut de ses 1m93 Hugo Marchand y brille et c’est d’ailleurs dans La Sylphide de Pierre Lacotte qu’il fut nommé étoile. Je me souviens également de Sylvie Guillem en 1988 à l’Opéra, avec sa rapidité phénoménale du bas de jambe. Ainsi le seul changement de taille des danseurs ne peut justifier la disparition du petit allegro sur scène : interrogeons plutôt la qualité de l’enseignement. Son secret réside dans la dissociation entre décontraction du haut du corps, tonicité de la ceinture abdominale et disponibilité du bas de jambe. Nous y reviendrons. Avant de dire au revoir au sol, explorons-le.
La danse « terre à terre »
Dans ses passionnantes Mémoires, Ekaterina Vazem, étoile à Saint-Pétersbourg de 1867 à 1884, décrit ses consoeurs qui se produisaient alors à Saint-Pétersbourg. A de rares exceptions près, telle Adèle Grantzow, danseuse d’élévation, il s’agissait de danseuses terre-à-terre - vives, rapides et « bavardes » du bas de jambe. Pour Vazem, la chorégraphie de Jules Perrot et d’Arthur Saint-Léon était déjà la « vieille école » (sic) par rapport à celle de Marius Petipa, plus épurée et structurée à ses yeux – et avouons-le, plus spectaculaire !
Notons au passage qu’au XIXe siècle, le costume féminin jouera un rôle non négligeable dans la manière d’aborder le petit allegro. Toute l’attention est alors portée sur ce qui dépasse sous la jupe de tulle : d’abord le pied et la cheville (tutu romantique), puis le bas de jambe (tutu Degas) et encore plus tard jusqu’à la cuisse (tutu dit « académique »).
Vers un Cercle des pas disparus ?
Mais revenons au commencement.
En 1588 Toinot Arbeau, chanoine, compositeur et écrivain, publie son Orchésographie, corpus le plus complet des danses du XVIe siècle et premier manuel qui indique avec précision les pas de danse en regard de la partition musicale.
Lorsque l’Académie Royale de Danse est fondée en 1661, de vrais professionnels qu’on appellera maîtres à danser, sont missionnés pour créer un langage chorégraphique qui puise non seulement dans les danses de cour pratiquées par la noblesse européenne mais aussi dans les danses populaires.
Au fil du temps et des traités, la terminologie se modifie pour ne se stabiliser qu’au cours du XXe siècle. Subsistent cependant des différences nationales notamment en Russie, où le système Vaganova fait table rase du passé impérial y compris dans la terminologie. On peut regretter la disparition de termes tels que temps de poisson, saut de biche, ailes de pigeon, voire temps de flèche et pas de cheval, car la langue française décrit parfaitement la qualité de mouvement sur le plan bio-mécanique (jeter, assembler, frapper, tomber, couper), métaphorique ou visuel (« ailes de pigeon » « pas de cheval »). Faut-il s’étonner qu’avec la disparition des mots, certains des pas eux-mêmes aient disparu ?
Carnets de voyage d’un pied à l’autre
Quoiqu’il en soit, l’association de ces pas du petit allegro aboutit à d’infinies combinaisons ; ils font partie de la famille des sauts que nous avions décrits dans la Grande Leçon sur le « Plan Aérien » en distinguant cinq familles :
- Les sauts avec appel et réception sur 2 pieds : soubresaut, changement de pied, échappé. A travers ces sauts, les plus élémentaires et distribués autour de l’axe central, l’apprenti danseur aborde la notion de l’aplomb et développe une puissance musculaire équivalente dans chaque jambe ;
- Les sauts avec appel sur 2 pieds et réception sur 1 pied : c’est la très riche famille des sissonnes, déclinées dans toutes les positions (à la cheville, en retiré, à la 2nde, en 4e, en arabesque, en attitude) ;
- Les sauts avec appel sur 1 pied et réception sur 2 pieds : c’est la grande famille des assemblés, qui peuvent être aussi battus et en tournant.
Apparaît déjà, dans les deux dernières familles, la notion de transfert de poids et de jeu des oppositions.
- Saut avec appel sur 1 pied et réception sur le même pied : c’est la famille des temps levé, ballonnés ;
- Saut avec appel sur 1 pied et réception sur l’autre pied : c’est la famille des jetés, saut de basque, saut de chat, temps de flèche.
Dans ces deux dernières familles, le corps se projette et s’inscrit dans l’espace.
A ces cinq familles de sauts, il convient d’ajouter tous les entre-pas servant de liaison aux éléments cités ci-dessus :
- Les multiples variantes de pas de bourrée ;
- Les glissades, chassés, chassé dessus ou dessous, chassé en tournant ;
- Contretemps, demi-contretemps, tombé, pas tombé ;
- Temps de cuisse (tendu ou raccourci) ;
- Failli posé ;
- Flic, flic-flac.
La plupart peuvent s’effectuer en descendant ou en remontant, en 4e ou à la 2nde, avec divers épaulements répondant à une grammaire précise de la danse. Balanchine déclinera même le saut de chat de manière inhabituel en avant et en arrière, en remontant à la 2nde.
Cette grammaire ou « syntaxe organique » prête au corps une intelligence s’apparentant véritablement à un raisonnement mathématique.
Battre ou ne pas battre ?
Dans la danse terre-à-terre, différencions le petit allegro de la petite batterie : certains pas simples tels les assemblés, jetés, sissonnes et autres ballonnés peuvent aussi être déclinés battus à l’instar de l’ornementation musicale (trilles, mordants, arpèges….). A ce sous-ensemble de petite batterie, la famille des sauts s’enrichit des entrechats, des brisés (simples ou de volée) et cabrioles.
La particularité de la danse terre à terre réside dans sa musicalité ; l’accent musical sera marqué vers le bas contrairement à la danse « ballonnée » ou au grand allegro. Elle rase le sol dans des déplacements latéraux, en diagonale, en manège, plus rarement d’avant en arrière, ou bien statique (séries d’entrechats ou de pas de bourrée), le plaisir étant celui de la vitesse et de la vivacité.
A notre époque où la soif de spectaculaire pollue les scènes internationales, ces pas dits « d’école » demeurent le socle des grands ballets du répertoire dans leur écriture primitive. La danse des quatre petits cygnes du Lac des Cygnes (quoique sur pointes) est typique du petit allegro et semble ne pas avoir trop subi de transformations au fil du temps.
Verve, dextérité et relief pittoresque
D’infinies manières d’agencer ces pas et entre-pas débouchent sur des enchaînements pleins de relief et de verve. Caractéristique de l’école française, cette danse allie une dextérité du bas de jambe et une grande décontraction du haut du corps, dissociation qui lui prête tout son impact.
En effet, le petit allegro exige la disponibilité totale des muscles de mouvement et une savante utilisation du plié afin de créer contrastes, contretemps, syncope et partant une grande mise en tension des muscles posturaux du buste. La musculature et les articulations du pied sont fort sollicitées et doivent être travaillées dès la barre (battements tendus et fondus, relevés). C’est la voûte plantaire qui assure impulsions, réceptions, propulsions ; si celles-ci sont brèves, il faut toutefois poser le talon à chaque fois, afin de prévenir les accidents de la cheville et des métatarsiens, les tendinites, bursites etc…
Aujourd’hui, par souci de « propreté » et de nouveaux choix esthétiques, on bat en croisant les jambes en tendant le genou au maximum (ce qui pose problème pour qui a le genou valgum) alors que jusqu’au début des années 1980, le genou, resté souple, permettait une action plus véloce du bas de jambe et des pieds.
Le petit allegro à vos risques et périls ? l’école américaine
Ce qui m’amène à l’école américaine dont le petit allegro présente des excès manifestes.
Dans le cours du célèbre Stanley Williams, nous passions une heure accrochés à la barre à décliner une infinité d’exercices de battements tendus où rapidité et sur-croisé étaient le maître-mot. Mes muscles étaient essorés, les genoux incapables de se relâcher dans un plié digne de ce nom, les adducteurs irrités, la conscience du centre de gravité négligée. Certes les pieds étaient acérés et les (sur)oppositions développées, mais faute de poser les talons, tendinites et fractures de fatigue étaient légion chez au sein du NYCB. J’en retire une impression de quelque chose qui n’était pas « naturel », inhumain, comme un film passé en accéléré. Et donc sans réelle émotion.
Les danseurs russes s’émerveillent de la virtuosité des danseurs français dans le petit allegro car dans leur école, la notion est quasiment absente… A la leçon, les Russes exécutent les pas d’école avec une grande puissance musculaire et à un tempo souvent bien trop lent, flirtant avec le moderato.
J’en conclus à un problème tant de respiration (le diaphragme est contrarié, impacté) que de qualité de plié. En effet, pour le danseur russe le plié d’atterrissage est une fin en soi, alors qu’il devrait n’être que le départ du saut suivant. Un simple entrechat 4 ou un simple brisé devient une épreuve de force. Pour eux, la notion de décontraction est inenvisageable alors que pour danser pendant près d’une minute non-stop, il faut libérer le diaphragme ; la résistance cardiovasculaire est mise à rude épreuve, tant il faut « micro-suspendre » le corps afin de faciliter le jeu de jambes et jouer sur le rebond. On n’est finalement pas très loin des claquettes !
Soulignons également que l’école française exige de croiser les jambes dès que l’on quitte le sol, facilité par ce travail des métatarses à la barre dont nous venons de parler. Or, les Russes commencent par sauter en ouvrant les jambes avant de croiser et battre.
D’autre part, en Russie et sauf pendant les 5 premières années d’apprentissage, ces pas de base que sont les assemblés, jetés et ballonnés ne sont exécutés que battus et jamais simples, alors que l’un devrait amener l’autre de manière progressive et naturelle dans le développement de la classe.
Où je plaide aux côtés des elfes pour le petit allegro !
La formidable rapidité du petit allegro développe les réflexes, la vivacité intellectuelle et la grande concentration indispensables à la maîtrise du grand allegro. Moins spectaculaire, la lutte contre la gravité étant moins prégnante que dans le grand allegro, il permet en revanche davantage de nuances et de qualités de mouvement. Tout est une affaire de rapidité, de vélocité, se rapprochant de certaines danses traditionnelles.
Etincelante, le petit allegro évoque la joie, l’enthousiasme, une jubilation qui correspond idéalement au monde féérique des elfes, lutins et sylphides.
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