Temps et gravité dans le Grand adage
KLH Kanter
25 mars 2018
| 309 visits / visites
Paris, janvier 2018
Ici, le terme Grand Adage ne sera pas utilisé comme synonyme de « pas de deux », tel que le voudrait le français courant, mais dans le sens d’un exercice ou variation lente, d’une certaine ampleur et ayant une dimension chorégraphique.
Le Grand Adage est la clef de voûte de la danse académique, le « lieu » dans l’espace-temps où les idées sont générées et le « moment » où le danseur s’accorde tout le temps qu’il faut pour que ses idées deviennent intelligibles au spectateur.
Le fait que dans le ressenti de chaque danseur, les temps d’allegro ne sont que des temps d’adage accélérés, alors que le contraire ne vaut pas, en est la preuve [1].
Pour notre propos ici, il faudra creuser la proposition qu’a développée Roger Tully dans son célèbre Prémices du Geste dansant : les figures académiques sont ce qu’il appelle des « body-shapes », des formes créées par le torse où se focalise toute la puissance de feu du danseur, et dont les jambes et bras n’en sont que le prolongement. Ainsi, et contrairement à la coutume actuelle, le Grand Adage est tout sauf d’un exercice d’étirement ou un prétexte de levers de jambe qui intéressent plutôt la Faculté de médecine.
Pour Tully, en raison de l’action de la gravité, la force invisible sous le sol est l’équivalent de ce que perçoit le danseur de lui-même au-dessus du sol. Seul le Grand Adage permet d’explorer ce domaine : Gravitas est à la fois une réalité de la physique et une métaphore pour la charge spirituelle dont l’artiste sait revêtir ces formes. Tandis que la force de la gravité fait pour ainsi dire entrer le danseur dans le sol, celui-ci le repousse vers le haut ! Ce faisant, le potentiel gravitationnel est libéré pour devenir ce que la physique appelle une force cinétique. C’est aussi par le truchement de l’épaulement que cela se produit : les muscles du côté opposé à celui où l’on se dirige sont « libérés », permettant au mouvement d’arriver. Une fois que le danseur aura fait sien ce « laisser arriver » (lack of doing), c’est l’abandon dans le sens précis où Blasis ou Bournonville en parlent.
Or, le mouvement est avant tout un mouvement de l’esprit : dans la précipitation des événements musicaux et dramatiques, l’esprit du danseur s’embrase - même s’il reste sur place, c’est-à-dire qu’il se déplace à peine. Alors, c’est ce qu’il pense que perçoit le spectateur.
Dans le Grand Adage, le danseur se confronte à des problèmes ardus et persistants qu’il pourra, dans l’ivresse de l’allegro, négliger, et que le spectateur, emporté lui aussi, sera peu susceptible de remarquer. Mais aucun défaut ne passera en Grand Adage. Accompagné du seul chuchotement des instruments à cordes, l’en-dehors, l’équilibre et la résistance sont sollicités au maximum ; une lumière impitoyable révèle le moindre tremblement de la jambe libre, la moindre instabilité. Cependant, le paroxysme de difficulté que représente le Grand Adage (voilé par ce que Bournonville décrit comme « une façade de parfaite nonchalance ») réinvestit la partition musicale d’une qualité d’émotion dont les affres de l’effort auraient pu le priver.
Vous avez dit éphémère ? Voilà un terme qu’il est d’usage d’appliquer à la danse classique, dit le « plus éphémère des arts », cliché pourtant démenti dès lors que l’on analyse ce qui se passe dans l’esprit pendant le travail du Grand Adage.
Les « body-shapes » dont parle Roger Tully sont des formes en nombre infini qui, si elles sont effectivement fugaces, sont toutefois bien définies, s’imprimant sur la rétine et donc sur le cerveau, avec une efficacité non moindre que les idées portées par d’autres moyens - la lecture de textes philosophiques, la contemplation de la sculpture, de la peinture ou de l’architecture, ou encore l’étude de la géométrie. La particularité cependant des formes de la danse classique est que celles-ci sont immédiates et chargées d’émotion, car elles surgissent de la musique tonale classique, science dont la densité dans l’espace-temps est la plus haute, et forme de pensée sans doute la plus avancée que connaît l’être humain.
La musique est la science du changement, fondée sur la dissonance et la tension majeur/mineur, qui en danse correspond à la tension entre les formes en-dehors et en-dedans, entre croisé et effacé qui se succèdent dans une procession circulaire allant de l’ombre à la lumière. Dans ce domaine spectral entre la musique et la géométrie, le danseur passe à travers les formes comme à travers des états, suscitant un flot d’affects dont certains peuvent être nets et d’autres mystérieux. Ces formes ou silhouettes s’apparentent plus qu’on ne l’imagine aux Formes dont parle Platon : l’ombre d’un idéal se déplaçant dans un temps infini et pour lequel aucun nom précis n’existe. Ainsi, ce n’est pas l’histoire de Nikiya ou de Giselle qui transporte le spectateur, mais le combat du danseur tendant vers un idéal qui comporte nécessairement une certaine agonie.
Alors, que voulait dire Bournonville lorsqu’il écrit : « la danse est avant tout une expression de joie » ? Dans les temps d’allegro, la joie prend la forme d’une extase où l’être se dissout en des formations de nuages filant ou voguant par les cieux ou en des étincelles de matière incandescente. Alors que dans le Grand Adage, la concentration est telle que le danseur doit rester à tout moment conscient de son être, tel l’astronome au fond de la nuit : lorsque celui-ci contemple les intrigues de l’éternité, à aucun moment ne disparaît-il lui-même dans la non-existence. Le Soi, l’individu se dilate et tend vers l’inconnu sans s’annihiler. Voilà ce dont nous parle le Grand Adage.
Voir : Pas de la Vestale, chor. A. Bournonville. Interprètes : Toni Lander et Flemming Flindt. Filmé vers 1966. https://www.youtube.com/watch?v=S_mEJpMP5Js
Voir aussi : A Devil’s Holiday, chor. Frederick Ashton vers 1939 (fragments d’un ballet perdu). Grand adage d’homme.
http://www.roh.org.uk/products/ashton-les-patineurs-divertissements-scenes-de-ballet-dvd-the-royal-ballet
[1] Si pour Vera Volkova, le fondement est le Grand Adage, Vaganova dit le contraire dans ses Principes Elémentaires. Cf. la biographie d’Alexander Meinertz, Vera Volkova (Dance Books, 2005).
|