Auguste Vestris


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Ad agio : l’aisance dans les grands temps d’adage

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Le Grand Adage dans la pensée d’Enrico Cecchetti
Alessandra Alberti

25 mars 2018

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Professeur à l’Académie National de Danse de Rome,

Co-Directrice, Scuola Hamlyn, Florence

Novembre 2017

En 1894, alors engagé auprès du Théâtre Mariinski à Saint-Pétersbourg, Enrico Cecchetti (1850-1928) écrivait dans un petit livre manuscrit que la barre est le socle de toute la technique et surtout de l’Allegro, volet le plus spectaculaire du ballet. Dans ce même livre, Cecchetti donne, quoique de façon assez sommaire, 20 exercices d’adage distribués sur les six jours de la semaine. Il allait en ajouter d’autres par la suite, qui figurent dans le fameux ouvrage sur la Méthode Cecchetti de C. W. Beaumont et S. Idzikowski (1922), faisant un total de 29 adages.

En prenant tous les 29 en compte, les adages du Maître sont composés d’exercices longs et exigeants, certains conçus comme une petite chorégraphie frôlant par moments les frontières de la grande virtuosité avec pirouettes, sauts, tours sur place, fouettés et des passages particulièrement ardus comme le crescent bent ou des renversés divers et variés. Cependant, et même dans la haute virtuosité, Cecchetti ne perd jamais de vue le but des adages : stabiliser et renforcer le danseur tout en exigeant une exécution calme et harmonieuse « et une plus grande exactitude et précision car l’adage ne tolère pas d’incertitude qu’elle soit petite ou grande », comme l’écrit son fils Grazioso, auteur lui aussi d’un manuel technique (1956).

Cette grande tradition dans l’étude de l’adage remonte à la fin du XVIIIe siècle, lorsqu’en scène le Grand Adage était vu comme un instant de virtuosité extrêmement prisé. La grande ballerine Maria Taglioni explique dans ses mémoires que son père Filippo l’obligeait à consacrer deux des six heures par jour d’étude aux équilibres sur la demi-pointe. Et d’ajouter que sa maîtrise de ces équilibres virtuoses était fort appréciée du public tant pour la stabilité dont elle faisait montre que pour l’aisance avec laquelle elle les exécutait.

Que l’étude de l’adage et de l’équilibre prenne son origine dans l’école française est démontré par le nombre imposant d’exercices d’adage que présente Arthur Saint-Léon dans sa Sténochorégraphie, publiée à Paris en 1852. Saint-Léon y donne des exercices d’étude de l’équilibre sur la demi-pointe (y compris des tours lents qu’il appelle parfois promenades) où l’on retrouve une recherche et une stabilisation de la notion d’aplomb qui, pour Saint-Léon, signifie la capacité de maintenir dans un alignement vertical idéal la tête, le bassin et les pieds.

Ce concept déjà ancien apparaît sous la plume de Carlo Blasis dans son Traité élémentaire théorique et pratique sur l’Art de la danse (1820), avec des dessins où il trace une ligne verticale (sur l’axe tête - « reins » - pieds) inspirés de ceux de Léonard de Vinci du Trattato della Pittura ; or à l’époque, c’est Léonard de Vinci qui faisait autorité en matière d’étude de l’équilibre des corps. Les principes de l’alignement le long de la ligne d’aplomb, codifiés au XIXe siècle, explicités par Blasis puis par August Bournonville en 1829, font référence à un placement ferme du corps sur sa base de sustentation et sur la distribution égale des parties du corps grâce aux oppositions ; on introduit la notion du « centre du corps » comme centre de gravité. Au début du XXe siècle, Agrippina Vaganova modernise pour ainsi dire le concept, lorsqu’elle choisit d’identifier le centre comme étant la colonne vertébrale (et plus spécifiquement la région lombaire). Dans Les fondements de la danse classique (1934) elle écrit « l’origine de l’aplomb se trouve essentiellement dans la colonne vertébrale ».

Enrico Cecchetti peut être considéré comme continuateur de la tradition d’étude de l’adage, non seulement pour être un héritier direct de Carlo Blasis, mais parce qu’il connaissait parfaitement le texte de Saint-Léon, ce dernier pouvant être, à raison, estimé comme héritant des pratiques d’enseignement de l’ancienne école française. Un autre aspect à noter de cet héritage et sur lequel Blasis, Bournonville et Saint-Léon ne se lassent pas d’insister : les levers de jambe ne doivent pas dépasser l’angle droit (à hauteur de la hanche), limite qu’impose tant la décence (et les costumes d’alors) que l’impératif de ne pas compromettre la verticalité du torse. Cette limite, qui correspondait aux normes esthétiques de leurs temps, a été respectée jusqu’au milieu du XXe siècle, lorsque des changements tant de goût que de technique ont mené aux grands levers de jambe atteignant même le niveau de la tête.

Pour conclure, les adages de Cecchetti représentent un patrimoine remarquable, issu des pratiques en salle et des expériences au théâtre qu’il a lui-même vécues, d’abord en tant que primo ballerino assoluto en Italie et à l’étranger, puis comme maître des étoiles russes de la fin du XIXe-début du XXe siècle dans des œuvres fabuleuses comme La Belle au Bois Dormant. C’est grâce à ce joyau du patrimoine que de grandes écoles, telles la russe ou l’anglaise, ont pu renaître suite à une période de décadence certaine et émerveiller le monde entier autant par leur élégance et rigueur formelle que par leur bravoure.

Publié en italien pour VESTRIS ITALIA, le 26 novembre 2017.