Auguste Vestris


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Ad agio : l’aisance dans les grands temps d’adage

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Petite histoire de l’adage
par Bruno Ligore

25 mars 2018

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Février 2018

Les historiens de la danse ne se sont pas encore penchés, semble-t-il, sur l’adagio en solo. Son cheminement est sinueux et sa théorie lacunaire ; ainsi je me propose de résumer certains éléments culturels et esthétiques susceptibles de nous éclairer sur le devenir, dès la fin du XVIIIe siècle, d’une forme de danse devenue aussi emblématique du ballet.

Les formes lentes et graves de la belle danse (courante, loure, sarabande) ont pu constituer le socle – expressif et technique – pour la pratique de l’adage. Au XVIIe siècle, les danseurs se donnaient à voir : il s’agissait essentiellement de tracer des figures à terre dans la salle par le biais de la marche (promenades). Ces exhibitions s’adressent d’abord aux invités qui entourent les danseurs dans les espaces de la sociabilité aristocratique.

De ces mouvements exécutés par des nobles et amplifiés ensuite grâce à l’essor de danseurs professionnels (1680-1720), Gaetano Vestris s’était fait une spécialité au milieu du XVIIe siècle [1]. La transformation se poursuit avec l’avènement du ballet pantomime, qui hérite des formes de la belle danse pour les amplifier dans une optique plus spectaculaire : en les présentant sur une scène désormais frontale (le théâtre à l’italienne) la notion de lenteur va prendre un autre sens. Suite à la réforme menée par Jean-Georges Noverre et Gasparo Angiolini et qui traverse l’Europe (1760-1800), ces formes lentes et soutenues serviront désormais l’argument, à peindre les passions et à communiquer des états d’âme propres aux personnages : l’adage fera progresser la narration tout en libérant l’expression individuelle.

En musique, l’usage du terme italien adagio est attesté dès le XVIIe siècle chez Monteverdi, Frescobaldi et Cavalli. Au XVIIIe siècle, sa signification tend à se chevaucher avec les notions en langue italienne de largo et de grave, donnant lieu à des débats entre théoriciens. Il semblerait que pour les Italiens, adagio signifiait le tempo le plus lent, alors que pour les Français, il s’agissait d’un tempo pris un peu plus rapidement que le largo dont le « climat » implique toujours une certaine grandeur et splendeur. Quoiqu’il en soit, l’usage du terme adagio tel que nous le connaissons dans la danse actuelle tend à être celui fixé dès le XIXe siècle, le terme largo étant réservé à la composition musicale pour les temps véritablement les plus lents.

Hubert Robert, La Salle des Saisons au Louvre (1802-1803), Musée du Louvre.

Si sa perception varie selon les époques, nous pouvons retenir que pour les compositeurs baroques l’adage était une forme lente, disons « générique », à laquelle le compositeur ajouterait une riche ornementation. Et surtout, il s’agit d’une allure exigeant une attention profonde par sa nature même. Dans l’adage, tant le musicien que le danseur s’accordent le temps de travailler en profondeur et d’être à l’écoute de soi. Suivant cette logique, dans les tempi lents la danse a pu s’épanouir vers un lyrisme où les interprètes pouvaient montrer leurs qualités dans un espace-temps dilaté.

Pour l’imaginaire populaire, la fin du XVIIIe siècle marque un tournant majeur. Les découvertes archéologiques et la création de musées ouverts au public permettent à tout un chacun de s’approprier la beauté plastique autrement [2]. Si l’histoire et l’antiquité avaient fasciné les danseurs dès la Renaissance, toutefois l’idée du passé n’avait généralement pu se construire autrement que par la seule lecture des auteurs anciens. Survint alors un changement fondamental dans la manière de nourrir l’imaginaire : la possibilité toute nouvelle d’observer et d’étudier la statuaire, que ce soit dans les collections ou par le biais de gravures, allait donner lieu à une confrontation sensorielle beaucoup plus directe.

Le fait qu’un public bien plus vaste pratique désormais les oeuvres classiques donne lieu à des phénomènes nouveaux tant dans la mode que dans le spectacle. Les « tableaux vivants » ainsi que les « arts mimoplastiques » provoquent un engouement pour la pose et la lenteur. Ainsi, entre 1787 et 1818 les « attitudes » créées par Emma Hamilton, Ida Brun et Henriette Hendel-Schütz [3] (qui étudia l’histoire antique et la mythologie auprès du philologue Karl August Böttiger) consistaient notamment dans la concaténation de poses et expressions qui imitaient des oeuvres de l’antiquité.

Pietro Antonio Novelli, Attittudes d’Emma Hamilton (vers 1791), National Gallery of Art, Washington.

Ces artistes se produisaient souvent à la lumière d’une seule bougie pour accentuer la plasticité des transitions. Quant aux danseuses professionnelles, elles inventent des pas rappelant les figurations antiques. Voici ce qu’écrivait la presse florentine en 1797 au sujet de Maria de Caro :

« La médaille représente la figure entière dans l’une de ses plus belles poses. En plus de rendre un juste hommage au mérite de ce professeur [4] unique, ce portrait imprimera pour notre époque cette nouvelle et difficile manière de danser qui fut aussi celle des Grecs anciens, dont les peintures d’Herculanum font foi, et où sont représentées les danseuses que Madame De Caro sait si bien imiter. »

La danseuse Maria de Caro. Gravure publiée à Florence en 1797, Collection particulière.

On peut supposer que c’est cette porosité entre les arts qui va déboucher sur la présentation de l’adage en solo au théâtre. Les pratiques de la lenteur se nourrissent entre elles et de cette ouverture d’esprit dont témoigne la danseuse Marie Taglioni dans ses Souvenirs.

Elle évoque les tableaux vivants inspirés des peintures de David que son père Philippe composait pour les Cours princières de l’Allemagne (1826) ; elle fait la distinction entre les tableaux fixes et ceux qui étaient, à son dire, « mouvants ». Quant à l’adagio, dans la pédagogie des années 1820, elle s’exprime ainsi :

« Puis deux autres heures étaient employées, à ce que j’appellerai des aplombs, ou adagio, ainsi je prenais des poses me tenant sur un seul pied, qu’il fallait développer doucement, lorsque la pose offrait des grandes difficultés, je tâchais de la garder et je comptais jusqu’à cent avant de la quitter, avec cette persévérance, j’en devenais tout à fait maîtresse, ces poses doivent être faites en se tenant sur la demi pointe d’un pied, c’est-à-dire relever le talon de façon à ce qu’il ne touche pas la terre, c’est une étude très difficile, et très intéressante ; dans ces poses il faut faire pivoter le corps avec beaucoup de grâce, d’aplomb et d’assurance, j’étais parvenue à une très grande perfection dans ce genre, c’est une étude d’après l’antique. »

Progressivement, la scène s’enrichit de temps où le danseur lance un défi à la gravité, dans des jeux de transfert du poids, avec à la clef une nouvelle façon, sans doute, de se placer dans l’espace. Ces formes innovatrices exigent en effet une autre manière de regarder et concevoir le corps. Si l’imitation de la statuaire est à la mode dès la fin du XVIIIe siècle, les principes du placement du corps sont explicités dans les textes à partir des années 1820. La formation des danseurs devient de plus en plus savante : il y a un travail de projection mentale et visuelle de soi dans la tridimensionnalité, accompagné d’une meilleure connaissance de l’anatomie et de la pratique du dessin. Les maîtres de ballet et les pédagogues se servent du crayon que ce soit pour inventer, pour fixer les pas de deux, groupes (cf. l’illustration d’André Jean-Jacques Dehayes) et portés. La disposition de la figure humaine devient fondamentale pour la danse théâtrale ; c’est dans une recherche savante de la ligne que l’adage évolue. Sa pratique s’épanouit dans deux situations distinctes mais complémentaires, c’est-à-dire dans sa forme spectaculaire (sur scène ou dans un espace privé) et dans sa forme pédagogique (en tant qu’entraînement psychophysique).

Carlo Blasis, dans son Traité élémentaire de 1820, nous donne un aperçu de la pédagogie de son époque. Bien qu’il ne mentionne pas l’adage comme exercice en soi, il évoque toutefois des mouvements qu’exécute encore aujourd’hui le danseur cherchant à maîtriser l’aplomb.

Après les exercices à la barre, suivent ceux au milieu. Blasis appelle « la leçon de base » l’étude d’un ensemble de pas issus des formes musicales de la belle danse (courante et chaconne), suivis des attitudes, grands ronds de jambe, grands fouettés en face et en tournant. Dans son traité de 1859, Léopold Adice exprime sa déception face à l’oubli de ces exercices censés préparer les parties du corps aux « temps d’aplomb ». On peut en déduire que le milieu commençait avec une étude plutôt circonscrite du transfert de poids et de la coordination complexe des bras, avant de passer aux grandes poses et donc, à ce que l’on pourrait appeler le Grand Adage.

Adice affirme que ces enchaînements étaient à l’ordre du jour dans les leçons de Philippe Taglioni et qu’ainsi s’entraînait quotidiennement sa fille Marie. Ils étaient très longs et exécutés non en « se reposant à chaque demi-enchaînement, mais tout d’un trait, en face d’abord, et puis en tournant, soit en dehors comme en dedans ». Ainsi, au milieu du XIXe siècle, ces exercices d’aplomb qu’Adice considère comme fondamentaux étaient négligés en faveur d’une étude exclusivement décorative des poses. Quant à August Bournonville, dans ses Études chorégraphiques (1861), il distingue dans la leçon deux types d’adagio : les « pas et temps fondamentaux – l’adagio de l’école ancienne » et les « exercices d’adagio – études d’aplomb ». Dans les premiers, le danseur travaille le transfert de poids dans toutes les directions sur des formes musicales anciennes (temps de courante, pas de menuet) et le demi-coupé.

Les mouvements les plus hardis sont des dégagés de la jambe à la demi-hauteur (45 degrés) et à la hauteur de la hanche (90 degrés) dans toutes les directions. Dans les études d’aplomb en revanche, le niveau de complication est beaucoup plus élevé ; il s’agit d’enchaînements qui obligent le danseur à des déplacements plus importants et à ne pas rester sur une seule jambe.

André-Jean-Jacques Deshayes, dessins pour les groupes dans les adages (vers 1800-1820). -Fonds Deshayes, 7 (bis), Bibliothèque-musée de l’Opéra (BnF).

La pratique de l’adagio, le travail sur la « ronde-bosse » et le legato distinguent encore aujourd’hui l’école cecchettiste. En effet, ces connaissances sont transmises de Blasis à Giovanni Lepri, et de ce dernier à Enrico Cecchetti. Basée sur l’incorporation des arts plastiques, leur pensée demeure vivante pendant toute la première moitié du XXe siècle. Dans les mots de Vincenzo Celli (19001988), dernier élève privé de Cecchetti et ancien Premier danseur et Maître de ballet à La Scala, « la structure linéaire de la danse est la première à être réalisée, tandis que l’art d’arrondir les positions assorti d’une perfection plastique de plus en plus grande doit suivre. D’abord, la notion de corps sera celui d’un haut-relief, puis le corps sera libéré dans l’espace. » [5]. En ce qui concerne l’adage, qu’est-ce ce qui sépare la méthode Cecchetti de celle d’Agrippina Vaganova ?

À mon sens, chez Enrico Cecchetti, le travail sur la plasticité est héritier d’une tradition de lecture visuelle du corps, propre et spécifique à l’art grec et romain, pour lequel l’Italie, la France et l’Allemagne se passionnent aux XVIIIe et XIXe siècles. Agrippina Vaganova, plus préoccupée d’efficacité, soucieuse de gommer ce qui avait pu paraître « précieux » voire « Ancien Régime » dans son art, s’est peut-être concentrée avant tout sur les question de la biomécanique et de la préparation physique des élèves aux nouveautés qu’exigeait le théâtre très athlétique de la Russie post-révolutionnaire.

Bruno Ligore est doctorant en danse à l’Université Côte d’Azur. Après des études de danse contemporaine à l’Académie nationale de danse de Rome, il se produit sur scène en danse contemporaine, renaissance et jazz, avant d’obtenir un Master en Recherche en danse à l’Université Paris 8. Il suit par ailleurs une formation en danse baroque. Ses recherches portent sur la construction de la corporéité entre le XVIIIe et le XIXe siècle en rapport avec l’archéologie, sur la pantomime et sur Marie Taglioni, dont il vient d’éditer certains manuscrits en collaboration avec le Musée des Arts Décoratifs de Paris : Marie Taglioni, Souvenirs : le manuscrit inédit de la grande danseuse romantique (Gremese, 2017).


[1Dans La Belle au Bois dormant, Petipa et le directeur des
théâtres impériaux Vsevolojski ont cherché à évoquer cette esthétique que reflète également la partition : Tchaïkovksi incruste des éléments rythmiques et mélodiques
caractéristiques de l’époque, notamment la Marche Henri IV pour l’apothéose finale.

[2Musées du Capitole, Rome 1734 ; découverte d’Herculanum, 1738 ; Découverte de Pompéi 1748 ; Galerie du Luxembourg, Paris 1750 ; British Museum, Londres 1759 ; Galerie des Offices,
Florence 1765 ; arrivée de la Collection Farnese à Naples, 1786-1788 ; Musée du Louvre, Paris 1793 ; Real museo borbonico, Naples 1816.

[3Henriette Hendel-Schütz était l’une des actrices les plus renommées de son temps et collaboratrice entre 1796 et 1806 d’Iffland au Théâtre national à Berlin. Dotée d’une excellente formation en musique et en danse, elle étudia l’histoire de l’antiquité et la mythologie auprès du philologue Karl August Böttiger. Schiller et Goethe tenaient son talent en haut estime (ndlr).

[4Le texte italien parle bien de « professora ». On peut supposer qu’on entendait par là que les pas de Maria de Caro étaient de sa propre invention.

[5Dans Ballet-Index Ballet Caravan, 1946. Le texte de Celli traduit en français apparaît ici :
http://www.augustevestris.fr/article310.html.