Réflexions sur les principes de la Méthode Cecchetti
par Nancy Kilgour
19 mars 2016
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Calgary, Alberta, le 23 janvier 2016
Fondatrice de la School of Alberta Ballet aux côtés de son époux Murray, lui-même ex-étoile du Sadlers Wells Royal Ballet, Nancy Kilgour a été décorée en 2012 de l’Ordre du Canada ainsi que de la Médaille du jubilé de diamant de la Reine Elizabeth II. Premier citoyen canadien à recevoir, en 1967, une bourse du Conseil des Arts du Canada pour des études de pédagogie auprès du Ballet du Bolchoï à Moscou, Mlle Kilgour a, par la suite, approfondi ses études dans les grandes académies du monde entier.
Nancy Kilgour, professeur à l’Ecole du BNC, années 60
(Cliché : Archives BNC)
Mlle Kilgour est une pédagogue de renommée internationale et membre éminente de la Cecchetti Society. Elle a enseigné à l’Ecole du Ballet national du Canada, au Ballet Royal (Covent Garden) et à son école, à l’Ecole Royale de ballet d’Anvers, à l’Ecole nationale de danse à Beijing, à l’Ecole de l’Opéra Royal à Stockholm… et compte de nombreuses étoiles parmi ses anciens élèves.
La Méthode d’Enrico Cecchetti couvre tant d’aspects fondamentaux pour la technique du danseur classique qu’il est inutile de leur assigner un ordre d’importance : tous s’entretissent pour former l’artiste complet.
Si le Cecchettiste semble se distinguer de ses pairs, c’est en raison de la parfaite coordination entre le torse et les jambes. En descendant ou en remontant, des règles gouvernent l’utilisation de la tête et du torse, et ce sont les bras qui guident, qui anticipent, que ce soit dans une pose, un relevé ou un saut, plutôt que de rester en bas à la fin de la préparation.
Puis vient l’épaulement, ce mouvement de toute beauté dont la source n’est pas la seule épaule : depuis le centre de la colonne vertébrale, on relève le torse au-dessus du bassin en inclinant la tête comme pour sentir une boutonnière de roses posée sur la bretelle du costume.
Betty Oliphant à l’Ecole du BNC, années 60
(Cliché : Archives BNC)
J’ai eu la chance inouïe de pouvoir creuser les exercices les plus avancés de Cecchetti avec Betty Oliphant alors qu’elle revenait de deux semaines de leçons privées avec Margaret Craske à New York – tout était si neuf, si captivant. Captivant, parce que l’enseignement était fondé sur la dynamique musicale. Mettre des mots sur cette dynamique est difficile, car il s’agit de l’action physique à l’intérieur même de l’enchaînement. Le danseur apprend à dissimuler la préparation de façon à prolonger l’instant heureux de la pose ou de la trajectoire aérienne. C’est la raison pour laquelle l’enseignant doit montrer le mouvement avec sa véritable dynamique musicale, le chanter presque, plutôt que de sèchement débiter le nom des pas - même s’il ne peut plus sauter lui-même. Tout comme la musique n’est pas la somme de ses notes, la danse n’est pas la somme de ses positions. La danse surgit entre les positions.
Quoi de plus beau que la clarté des lignes du danseur qui chevauche les airs ? C’est peut-être le secret de l’impression énorme que produisait l’enseignement de Margaret Craske sur ses élèves hommes, et pourquoi la puissance des disciples hommes de Cecchetti fait encore tant parler. En passant, je souligne que Margaret Craske considérait que l’acquisition de la capacité de « chevaucher » l’air plus longtemps dépend en grande mesure de l’exécution correcte des battements frappés. [1]
Margaret Craske aimait travailler avec les danseurs américains et surtout les hommes, parce que, disait-elle, eux aimaient le mouvement ! A l’instar de mon professeur Margaret Saul qui reprit le studio de Mlle Craske à Londres, dont la vocation était d’enseigner aux hommes. Toutes les deux savaient démontrer les pas d’allegro avec la dynamique des accents ! Plutôt que de marquer un temps d’arrêt, la fin d’une glissade par exemple ne fait que passer en éclair vers le prochain mouvement.
Un danseur homme compétent – même dépourvu d’élévation naturelle – saura faire excellent usage des pas du Lundi de Cecchetti où est tapi le secret de l’élévation : comment arracher de la préparation quelques instants de musique pour prolonger l’envol, comment faire deux grands sauts d’affilée mais en directions différentes, sans pause aucune (le demi-plié parfaitement équilibré en cinquième est essentiel !). Si certains coupent les cheveux en quatre sur tel ou tel détail des ports de bras, le véritable legs de Cecchetti est la virtuosité. Où trouve-t-on des pirouettes et un travail d’allegro aussi ardus, sinon dans sa méthode ?
Venons-en maintenant à cet autre apport fondamental : le contrôle de l’en-dehors et la stabilité de la jambe de terre. Toutes ces séries de battements tendus, frappés etc. à la seconde servent à la cela ; la fonction puissante de l’opposition entre les deux jambes deviendra un automatisme. Voyez-vous, danser ne se résume pas à lever la jambe à des hauteurs stratosphériques (avec des opérations de la hanche à la clef) ou tourner comme une toupie.
Chers professeurs, attention à vos mains car les enfants vont vous imiter ! La main doit rester simple car c’est la dernière chose que l’enfant apprendra à bien utiliser. Comme la main transforme la qualité du mouvement, elle doit rester détendue, flexible et surtout prolonger simplement la courbe naturelle du bras dans les positions en arrondi, puis savoir s’allonger en arabesque et à la seconde sans jamais casser le poignet ni ouvrir les doigts en éventail !
Le Lundi concerne donc la mécanique de l’élévation. Un par un, les Jours de la Semaine passent en revue les éléments du vocabulaire académique.
On peut cependant tourner les pages du curriculum Cecchetti et n’y voir que des pas. Or, n’importe quel curriculum égrène des pas, alors qu’il s’agit de saisir leur logique. Beaucoup d’enchaînements sont composés de quatre pas ou de deux groupes de quatre. C’est de l’or en barres, ces enchaînements à quatre pas ! Au cours de nos voyages mon époux Murray et moi-même avons été autorisés par de grands maîtres à leur voler ces bijoux, qui sont une excellente formule d’apprentissage. Mais, et il y a un mais, tel Cecchetti, il faut savoir exactement où vous voulez en venir avec chaque groupe de quatre pas.
Les professionnels formés par nous et qui reviennent l’été prendre notre cours nous disent être déçus, dans le cours de leur compagnie, de traîner à la barre et ne pas faire assez de sauts au milieu. Ainsi, dès que quelqu’un songe à devenir chorégraphe, l’étendue du vocabulaire académique lui fera défaut. Christopher Gable disait « si tu es bon, tu arriveras à tout dire au moyen du vocabulaire académique – sauf peut-être le mot ’’belle-mère’’ ».
Mon apprentissage en danse classique a commencé à seize ans ! Et uniquement parce que mon professeur d’anglais à l’école en a parlé à mes parents : timide, muette en classe, j’écrivais de véritables dissertations, dont une sur la danse. Ce professeur insista alors auprès de mes parents pour que je prenne des leçons – le point tournant de ma vie. Ne pouvant assister qu’à une leçon par semaine, je me mettais à la barre tous les matins de 5 heures jusqu’à 7 heures avant de prendre le chemin pour l’école. A 18 ans, j’ai gagné une bourse pour des études de journalisme que j’ai déclinée en expliquant à mes parents que j’irais à Toronto « laver des planchers pour le Ballet National »… En fait, dès l’aube je travaillais la danse pendant deux heures à la maison ; puis je partais au grand magasin Simpson’s où j’étais vendeuse au rayon de disques classiques. Le soir, entre 19 heures et 22 heures, Betty Oliphant, [2] dont j’ai pu ensuite observer tous les cours, me donnait des leçons privées. Voilà comment j’ai appris à enseigner !
L’année d’après, en 1959, Betty et Celia Franca – qui vouait un véritable culte à Stanislas Idzikovski [3] – ont fondé l’Ecole du BNC ; elles étaient des Cecchettistes pures et dures, ce qui explique sans doute pourquoi elles s’entendaient à merveille avec Erik Bruhn : Bournonville et Cecchetti sont d’une même famille – dynamique musicale, danse terre-à-terre étincelante, changements-éclair de direction, bras-bas et les épaulements toujours, de façon à renforcer le dos.
Lorsque le Ballet du Bolchoï vint en tournée au Canada en 1959, Galina Oulanova en profita pour venir nous visiter ; elle nous dit « ici se trouve la seule école occidentale qui a compris les ports de bras et l’engagement du dos ». Cela fait désormais 59 ans que j’enseigne sans jamais avoir fini d’apprendre, la Méthode Cecchetti qui nourrit l’âme autant que le corps !
[1] Contrairement au battement frappe donné en France, Cecchetti veut que l’avant-pied brosse, ou frappe, réellement le sol, avec une action puissante à partir du genou.
[2] Betty Oliphant était elle-même élève de Tamar Karsavina.
[3] C’est Stanislas Idzikowski, l’un des disciples les plus proches de Cecchetti, qui rédigea selon les instructions du Maestro le célèbre Manuel publié en 1922.