Margaret Craske
Témoignage de Carmen Mathe
19 mars 2016
| 560 visits / visites
Houston & Galveston, décembre 2015
Née à Dundee en Ecosse, Carmen Mathe a étudié la danse à l’Arts Educational School en Angleterre, où, à l’âge de 13 ans, elle était déjà partenaire de Ben Stevenson dans le Pas de deux des Vendangeurs. Pendant cinq ans elle rejoint les Ballets du Marquis de Cuevas, puis le New York City Ballet et l’American Ballet Theatre_ ; nommée étoile au London Festival Ballet, elle s’y produit pendant sept ans.
De retour aux Etats-Unis, Carmen Mathe danse ensuite au National Ballet of Washington et au Chicago Ballet et participe aux tournées dans le monde entier. Mais elle ne manque jamais de prendre cours avec Margaret Craske à chaque fois qu’elle passe par New York, et ce pendant près de trois décennies. En 1975, Melle Mathe met un terme à sa carrière scénique et devient directrice artistique de l’Arlington Dance Theater ; en 1980, à la demande du Directeur de Houston Ballet Ben Stevenson, elle rejoint la compagnie comme maîtresse de ballet. Elle continue jusqu’à ce jour à enseigner et à se produire dans des rôles de composition au Texas Ballet Theatre.
C’est à Paris que tout a commencé, alors que je dansais avec les Ballets du Marquis de Cuevas. Parmi les danseurs américains, j’avais un ami qui était disciple de Mlle Craske. Nous faisions nos échauffements ensemble. Un jour, il m’a asséné une critique et conclut : « Dès que tu auras rencontré mon prof à New York, tu comprendras ! » Et moi de rétorquer : « Comment oses-tu ? J’ai réussi tous les examens en Angleterre ! »
Néanmoins, fraîchement débarquée du bateau à New York, je me précipitais chez Mlle Craske. Je me souviens encore du jour : le 12 septembre 1961. A partir de cette date, je suis devenue son élève.
Margaret Craske avec Carmen Mathe à New York, années 70
Mlle Craske donnait cours au Metropolitan Opera Studio, sans doute un cours ouvert car j’y ai vu Margot Fonteyn. Et elle m’accepta, alors que je ne faisais pas partie de ses élèves : il fallait que l’on vous recommande. Ensuite elle vous scrutait, pour voir si vous prêtiez réellement attention et faisiez tout à fond. Sinon, elle ne voulait pas de vous !
« Everyone lift up your backs » (Remontez-moi ce dos !) était le premier conseil qu’assénait Melle Craske au début du cours. Elle vérifiait la posture de chacun : la tête posée de manière naturelle, les épaules bien au-dessus du bassin, côté gauche du bassin posé sur le milieu du pied gauche, de même pour le côté droit. Avant de faire un seul pas, le danseur doit se sentir dans un équilibre idéal !
Pour moi, la chose fondamentale a été de ne plus basculer le bassin en rétroversion, habitude que j’avais prise depuis l’enfance mais qui inverse la courbe naturelle des lombaires. La rétroversion enchaîne le danseur ; dès que j’ai arrêté, ma danse s’est libérée !
Pour Mlle Craske, le « modelage », la forme qu’adoptait le pied tendu était essentielle : sans forcer sur le dos du pied, on soulève et tourne le talon comme « par derrière », à l’articulation de la cheville. Ce modelage du pied, en permettant un placement bien stable, rejaillit sur toute la technique. [1]
Le pied de terre ne doit tourner en-dehors que jusqu’où le permette l’ouverture naturelle de la hanche de chacun ; le poids est centré sur le milieu du pied, vers le deuxième orteil. En cinquième, on croise jusqu’à l’oignon. Croiser au-delà entrave le mouvement et provoque des lésions à l’articulation de la hanche.
Chez Mlle Craske, chacun utilisait l’en-dehors qui lui était accessible, en tenant en compte qu’il s’agissait déjà de danseurs professionnels. C’est la hanche qui détermine le degré d’ouverture du genou et du pied. Le pied reste dans l’axe du genou. Dès que l’on force, le genou trinque, et le pied s’effondre.
Carmen Mathe avec Jeffery Taylor au London Festival Ballet
(Copyright J. Taylor)
Fondamental dans l’enseignement Mlle Craske était le fait de conduire le bras par les doigts et par la main. Les coudes et le poignet sont fermement tenus en arrondi, et jamais cette ligne arrondie ne doit se casser. Depuis le bout des doigts vers la main, le mouvement coule sans endurcir ou crisper la main - une merveille ! Le bout des doigts caresse, peint l’air, et avec quelle douceur ! L’image du port de bras qui me vient à l’esprit est celui d’un foulard en mousseline. [2]
Depuis la couronne (5e en haut), on ouvre les doigts tandis que le bras descend vers la seconde, paumes vers l’avant ; puis la main tourne doucement pour que la paume se trouve face au plancher, en caressant doucement l’air, le petit doigt balayant légèrement la cuisse. C’était ici précisément qu’il faut bannir toute préciosité ou mièvrerie, et éviter de balayer l’air « toutes plumes dehors ». Mlle Craske exigeait la simplicité du classicisme.
Dans les battements tendus, de nos jours on voit le pied carrément écraser le plancher, ce qui est contreproductif. Mlle Craske exigeait un accent marqué à l’ouverture du battement [3], avec une sorte de « coup de rebond » partant du talon.
Dans toutes les positions de plié, Mlle Craske insistait sur des aspects précis : « Lorsque vous pliez les genoux, vous ne faites que les détendre, vous les ‘laissez ouvrir’. Surtout ne poussez pas. » En deuxième position, l’écart entre les deux pieds doit être de la largeur du pied du danseur et pas plus loin. C’est la qualité du tendon d’Achille de chacun qui détermine la profondeur du plié ; il est donc inutile de forcer.
Dans un grand plié, le torse reste toujours au-dessus des genoux, qui s’ouvrent dans la détente et sans forcer. Le grand plié est censé renforcer la musculature autour du genou et utiliser le talon d’Achille dans sa longueur naturelle. En troisième et cinquième position, les talons ne font que se décoller à peine, car si on les soulève de trop et le pied se retrouve comme sur la demi-pointe, on risque d’attraper des muscles trapus. Mlle Craske disait « ne laissez le talon se lever que lorsqu’il ne peut plus rester au sol » (just let the heel rise naturally).
Si Mlle Craske connaissait tous les exercices de Cecchetti, elle ne suivait pas l’ordre qu’il avait défini pour les Jours de la Semaine, et ne donnait pas non plus une barre identique tous les jours.
Tel Cecchetti, sa barre ne durait que 20 à 25 minutes mais ne négligeait rien. La barre était simple, car ce qui compte, c’est l’exercice lui-même, pas ses complications. Parfois on faisait 32 battements tendus ou 16 battements frappés de l’un et l’autre côté ; elle bannissait les grands mouvements chorégraphiés à la barre avec port de bras. Les ports de bras se pratiquent au milieu.
A la barre, d’ailleurs, beaucoup d’exercices se faisaient à la seconde, pour que nous restions attentifs à la bonne tenue du bras et à la position exacte et naturelle de la main, sans se crisper ni laisser tomber le coude plus bas que la ligne de l’épaule.
Après les grands pliés, Mlle Craske enchaînait avec les grands battements, car elle considérait qu’il faut réchauffer les grandes articulations avant les petites pour faire bien circuler le sang, surtout celle de la hanche. Dans un grand battement, la jambe doit descendre sur le premier temps de la mesure musicale.
Entre deux battements, le poids doit être replacé carrément sur les deux pieds en cinquième position, puis on repart de même, ce qui est tout à fait autre chose que de partir avec le poids reposant sur la jambe de derrière. C’est du pur Cecchetti ! Pour Mlle Craske, peu importe la hauteur du battement : il faut simplement que l’alignement des hanches reste parfaitement égal.
Puis on passait aux battements tendus et aux ronds de jambe à terre.
Dans le rond de jambe à terre, le mouvement est conduit par le pied qui balaie le sol sans l’ écraser. En passant la jambe derrière, il faut veiller à bien conserver le « modelage » du pied ainsi que nous venons de le décrire. Le rond de jambe en l’air est un tout petit demi-cercle à mi-mollet, surtout pas au genou, et toujours sans changer le « modelage » du pied, qui passe un peu devant et un peu derrière le mollet pour tracer le cercle. Lever la jambe trop haut prive l’exercice de toute utilité.
Que le développé soit devant, à la seconde ou derrière, le retiré selon Mlle Craske, remonte toujours « le long de la couture intérieure du bas » et non devant ou derrière, afin de prêter au développé toute sa plénitude. Le pied qui conduit ne ralentit à aucun instant mais se déploie comme un rouleau de soie. Mlle Craske insistait sur ce déploiement à partir du pied : laisser le genou conduire en fait quelque chose de « musculaire », tout comme laisser le coude conduire le port de bras, plutôt que les doigts. Mlle Craske disait que la jambe suit le pied, comme le bras suit les doigts.
Battement frappé est un exercice essentiel : il s’agit réellement de frapper le plancher. Selon Mlle Craske, l’exercice commence avec le pied flexe sur le cou de pied, les orteils à peine au-dessus du plancher presque comme si le danseur faisait un plié avec un pied légèrement soulevé. Puis on frappe le plancher avec l’avant-pied (ball of the foot) ; la jambe libre ne s’éloigne pas trop loin de la jambe de terre. Le travail se fait du genou vers le bas, dans le pied et la cheville, la cuisse bien tenue. Entre chaque frappé, simple ou double, on laisse un instant de respiration.
Quant aux petits battements, exercice difficile, l’apprentissage débute avec le pied à plat, en passant le talon devant-derrière, sans engager la musculature du genou ou des cuisses – et toujours détendu. Car dès que le genou est contracté, on ne peut plus serrer le battement. Ensuite le danseur peut s’élever sur le ¼ ou la demi-pointe, le pied enveloppant le cou de pied, toujours de façon déliée, détendue. Imaginez que vous tapotiez avec vos doigts le dos d’une chaise : sans engager ni le coude ni d’autres muscles le tapotement sera rapide, et léger comme une plume. C’est la même chose pour le pied : il faut éviter d’engager d’autres muscles, d’autres articulations.
A la barre, et dans toutes les positions, pour les danseurs dont le genou est en hyper-extension (en S), Mlle Craske leur interdisait de tendre à fond le genou mais préconisait de le « soulever » (lifting the knee), tout en sachant qu’au milieu, forcément, ils ne pourraient pas le faire. [4]
Toute la petite batterie – brisé, jeté battu, petit jeté, entrechat-trois – doit être vraiment petite et vraiment terre à terre pour atteindre la rapidité voulue. Comme avec le battement tendu, ne pas écraser le plancher avec le pied ni faire de pliés massifs : on ne fait que raser le sol en se focalisant sur le bout du pied. Et le rythme est fondamental, par exemple dans le ballotté rapide exécuté très petit (par opposition au ballotté lent, qui est grand) : l’atterrissage et le saut doivent avoir la même attaque et un rythme égal.
Avec les chaussons de demi-pointe, Mlle Craske demandait à ses élèves de faire les pirouettes sur le ¼ plutôt que sur la demi-pointe. Cela tourne mieux, car plus on monte, plus on s’éloigne du plancher sur lequel on tourne. Pour ce qui est de l’équilibre du poids, se tenir sur la pointe est ce qui ressemble le plus à se tenir sur le ¼ de pointe, alors que la demi-pointe modifie cet équilibre. [5]
Pour les pirouettes, Mlle Craske insistait pour que la tête soit parfaitement sur l’axe, sans vaciller. Je suggère aux élèves d’imaginer que leur menton repose sur une table pendant toute la pirouette, sans la moindre inclinaison ni sensation d’épauler. Droit devant ! Pour fixer les tours (spotting), Mlle Craske nous disait de regarder dans la glace et chercher le niveau des yeux. C’est ce qui permet d’effectuer une série de pirouettes très rapides.
Mlle Craske donnait souvent des tours à la seconde ; la jambe est fermement tenue dans la hanche, sans jamais la laisser voguer vers la quatrième ni la pousser « derrière soi » ! La jambe ne conduit pas ! Elle doit être tenue là où le danseur peut la voir, sinon elle partira trop vers l’arrière. C’est ce qui donne des tours multiples : la position en face doit être verrouillée dans une vraie seconde comme à la barre. Et le relevé pour le tour se fait sur le ¼ de pointe.
Pour les danseuses, elle enseignait le relevé sur pointe avec le sbalzo, le petit saut, ce que jamais on ne voit ailleurs. Le sbalzo peut être assez marqué, les orteils se replaçant là où se trouvait le milieu du pied quand il était à plat. Et de nouveau le sbalzo pour la descente de pointe, les orteils se replaçant exactement là où ils étaient au départ. La danseuse apprend à utiliser la puissance du talon, la talonnade.
D’où sort cette espèce de grand jeté que nous voyons actuellement, les jambes lancées n’importe comment et le torse plus bas que les jambes ? Mlle Craske enseignait le grand jeté comme un cheval qui aborde les obstacles : pour que le danseur prenne réellement son envol, il doit envoyer le torse et le bassin plus haut que le battement.
Quel était le mystère de l’enseignement de Mlle Craske ? Tout dans ses cours était unique, car de fait, personne d’autre n’enseignait comme elle. Elle insistait sur l’apprentissage des fondamentaux, le socle d’une vie d’artiste ! Son sens de l’humour était formidable et libérateur : lorsque la tension montait, elle racontait des facéties sur les problèmes techniques. Tous les yeux cependant étaient braqués sur elle. Elle ne tolérait ni chuchotement, ni commérages, ni posture affaissée. Elle exigeait toute notre attention, sans relâche, et une concentration absolue.
[1] Cf. les clichés de Roger Fenonjois (élève de Gustave Ricaux) : la forme détendue du pied activé par la plante ne change pratiquement pas, que ce soit à terre ou en l’air. Le « modelage » dont parle Mlle Mathe élimine le geste parasite du pied hyper-tendu, doigts recroquevillés en bec de perroquet, qui devra quitter cette forme en atterrissant d’un saut par exemple. (ndlr)
[2] Mlle Mathe prend comme acquis que le danseur aura déjà intégré qu’il faille travailler avec un bras soutenu en arrondi et placé devant la ligne de l’épaule, et que c’est le torse qui initie le mouvement dans une respiration.
[3] Afin de préparer le battement dans les sauts (ndlr).
[4] Entre la barre et le milieu, Mlle Craske donnait plusieurs exercices pour ouvrir le sternum et ainsi mobiliser et renforcer les vertèbres du milieu du dos. L’original anglais de cet entretien sera publié sur http://augustevestris.fr, avec le descriptif de ces exercices.
[5] Comme Agrippina Vaganova, Cecchetti reconnaît 4 positions du relevé : ¼, 1/2, ¾ et sur les pointes, chacune ayant une fonction précise, aujourd’hui gommée. Très souvent, Cecchetti demande au danseur, dans les grands adages, un « test d’équilibre », c’est-à-dire, dans une pose soutenue, de décoller simplement le talon du sol - le ¼ de pointe.
Pour la pirouette, les films soviétiques des années 40, 50 et 60 ainsi que l’exemple de grands artistes de formation pré-soviétique comme Igor Youskévitch, montrent bien qu’elles sont prises sinon sur le ¼ de pointe du moins sur la demi-pointe très basse, tout comme les déboulés. Il semble fort probable que l’apparition à partir des années 1970 de la pirouette sur la ¾ de pointe pour les hommes, ait été introduite par Noureev dans un souci de faire plus d’effet (ndlr).