La Société Auguste Vestris souhaite dédier cette soirée à la mémoire de Khaled al-Assaad (1932-2015), Directeur des Antiquités de Palmyre
Né en 1850, dans une loge du Teatro Tordinone, Maestro Cavalieri Enrico Cecchetti apprit à danser auprès de ses parents, dans la tradition de coreodramma très marquée par la Commedia dell’Arte et où le geste mimique jouait un rôle prépondérant. C’est à Florence qu’il se perfectionna dans la danse d’école avec Giovanni Lepri, élève de Carlo Blasis, lui-même disciple de Pierre Gardel. De son temps Enrico Cecchetti était ainsi considéré comme un danseur français, c’est-à-dire doté d’une technique beaucoup plus étendue et virtuose que celle qu’exigeait le seul coreodramma.
Enrico et Giuseppina Cecchetti en 1927.
Cliché : Archives Civitanova
Alors que l’école italienne de chant et danse conquéraient l’Europe, Cecchetti fut invité en 1887 à Saint-Pétersbourg comme danseur et professeur au Théâtre Impérial. Il allait devenir le maître le plus renommé de son époque, en Russie avant la Révolution de 1918, en Europe occidentale jusqu’à sa mort en 1928, puis partout au monde à travers ses élèves devenus eux-mêmes professeurs tels Olga Préobrajenskaïa, Liubov Egorova ou Serge Lifar en France.
Cecchetti avait élaboré sa Méthode dans les années 1890 à l’intention non de jeunes élèves, mais des grands solistes du Théâtre Impérial. Chaque Jour de la Semaine traite d’un principe différent, à l’origine d’une famille de pas dotée d’une qualité de mouvement particulière. Le propre de la Méthode est d’éliminer sans pitié le superflu. Elle bannit tant l’extrême que toute recherche esthétisante, au profit du fonctionnel.
Selon Cecchetti, et en cela son œuvre est l’expression de la pensée italienne antique, Forme et Fonction ne font qu’un. Ce qu’il est convenu d’appeller la « Beauté » naît du caractère strictement nécessaire et inévitable du geste. Ainsi, se succédant avec une rigueur quasi-immuable, les Jours de la Semaine ne laissent aucune place au caprice du professeur : au fil de la Semaine, le danseur se confrontera à chacun des écueils de la grande technique. Puisqu’il s’agit de développer l’adresse (skill) plutôt que d’épater, la Méthode proscrit tant la recherche de laxité que la sollicitation des articulations au-delà de l’ambitus physiologique normale.
Enrico Cecchetti a conçu sa Méthode pour des professionnels : c’est une danse de scène, qui échappe largement aux moyens de l’amateur. A l’instar de Mme Giuseppina Cecchetti son épouse, l’enseignant la transmettra aux enfants non en simplifiant à l’outrance les exercices des professionnels, mais en intégrant d’emblée les principes fondamentaux aux exercices les plus simples.
Peu après la mort de Cecchetti, se déclencha une concurrence effrénée entre l’Occident et l’URSS, dont l’une des conséquences fut une distorsion grotesque des arts de la scène, sur laquelle des maîtres comme Alexander Pouchkine ou Agrippina Vaganova n’avaient aucune prise en dehors du studio.
En URSS, l’influence sur la danse classique du clubbeur et contorsionniste Kasyan Goleizovski (1892-1970) amène les danseurs occidentaux face à leurs « rivaux » soviétiques, à une surenchère de la pyrotechnie où l’on glorifie l’exhibition de la force brute. Dans les mots d’un danseur américain, « la danse s’est convertie en un récital d’exploits glaçants » ; les pas de deux acrobatiques à la Goléizovski sont désormais la norme plutôt qu’une curiosité circassienne. Les dégâts sont tels qu’en 2015 l’English National Ballet a recruté une équipe de spécialistes de l’Equipe Nationale allemande de Karaté et de l’Armée allemande pour s’occuper de leurs danseurs blessés.
Si le danseur aujourd’hui est en « état de charge », le public aussi :
« Les causes exogènes de l’état de charge sont nombreuses …. Le contexte de crise économique mondiale, la vacuité spirituelle, philosophique, idéologique, les effets dévastateurs d’un pouvoir médiatique incontrôlé et non éthique, au total, tout ce qui crée aujourd’hui, en temps réel, de la peur chez le plus grand nombre des humains. La peur collective actuelle renforce cet état de charge qui en est une des réponses somatiques. Lorsque l’humanité souffre, il est impossible de s’imaginer que nous ne le percevions pas individuellement dans notre chair. Même si chacun n’a pas les mêmes réponses somatopsychiques à des stress identiques, une force personnelle, humaine, affective, créative est aujourd’hui indispensable et vitale pour chacun. Or (….) le sentiment et la sensation de sécurité naissent dans la corporalité d’un sujet, dans sa chair, puis par étapes, ils gagnent le psychisme. »
– Jacques-Alain Lachant,
La Marche qui soigne, Ed. Payot, 2013.
Le baryton Riccardo Stracciari.
(1875-1955)
La lecture que fait Cecchetti du vocabulaire correspond à la technique du bel canto_ : un maximum d’efficacité pour un minimum effort. Dans le chant bouillonnant d’un Riccardo Stracciari ou d’un Tito Gobbi, l’énorme puissance dégagée est exempte de toute application de force inutile. Les notes sont attaquées par en haut et se posent comme un oiseau sur la branche, tel le danseur qui soulève le torse au-dessus du bassin. La posture du belcantiste, bien planté sur ses talons, le sternum haut, la colonne d’air filant sans entrave le long de l’axe, la cage thoracique primant sur tout autre élément corporel, est également celle du cecchettiste.
Présence, affirmation de soi, ouverture vers autrui : « Everyone lift up your backs » disait Margaret Craske en entrant dans le studio…