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La Révolution Stépanov !
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Année 1890 : Trame d’origine & intentions dans La Belle au Bois Dormant
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« La nouvelle production de La Belle au Bois Dormant à l’American Ballet Theatre mise en scène par Alexeï Ratmansky sur la base des notations Stépanov, a permis de faire la lumière sur l’esthétique de l’époque de Petipa et sur une grande partie du texte chorégraphique d’origine. Radicalement différente par son style des ballets classiques actuels, la production a révélé l’essence même de cette oeuvre précurseur, et a mis en évidence toute la valeur de cette mine d’or que sont les notations Stépanov. »
Clinton Luckett |
A la fin du XIXe siècle, la francophilie faisait rage à Saint-Pétersbourg. Lors de ses missions diplomatiques au Consulat de Russie à Paris, l’occasion a été donnée au Prince Vsevolojski de se plonger dans l’histoire de France, d’étudier sa culture et sa langue. Quant à Marius Petipa, Marseillais d’origine, il n’a jamais maîtrisé la langue russe, continuant à écrire exclusivement dans sa langue maternelle. Faut-il s’étonner si les trois collaborateurs de La Belle au Bois Dormant ne correspondaient qu’en français ? D’abord, l’auteur du livret est français : il s’agit de Charles Perrault, dont le conte éponyme fut publié en 1692 ; au cours du dernier acte du ballet, défile une véritable procession de personnages issus des contes de Perrault !
La Belle au Bois Dormantrend hommage aux origines françaises du ballet comme art de théâtre, ainsi qu’à la période baroque et notamment à Louis XIV (1643-1715) qui créa l’Académie royale de danse en 1661 pour la codification de l’enseignement. A l’acte II, lorsqu’apparaît le Prince Désiré pour la première fois, le corps de ballet présente des pastiches de plusieurs danses baroques.
Il y a aussi une farandole, danse provençale fort ancienne ; on y voit l’aristocratique partie de chasse du Prince se divertir en dansant avec les paysans, comme dans un tableau de Watteau.
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I. A. Vsevolojski en 1903. |
En connaissance de cause, le livret de Vsevolojsky place le prologue et l’acte I à la haute Renaissance, c’est-à-dire à la fin du XVI e siècle, de telle sorte que la Princesse Aurore (« l’Aube ») va se réveiller à la fin du XVIIe, c’est-à-dire à l’aube du Siècle des Lumières. En effet, les décors de l’acte III représentent le
Palais de Versailles, demeure du Roi de France entre 1682 et 1789. Dans la mythologie grecque, l’Aube (l’Aurore) est accompagnée d’Apollon, dieu du soleil, tenant les rênes du chariot céleste. Louis XIV adopta le titre de Roi Soleil quand il dansa le rôle d’Apollon dans Le Ballet de la Nuit (1653).
Dans le livret de Vsevolojsky, le conte de Perrault est vu sous l’angle non d’une histoire d’amour mais d’une allégorie du cycle de la vie humaine. Ainsi, le Prologue et les trois actes présentent tour à tour l’enfance d’Aurore, son adolescence, ses amours et les noces. Le Prologue, ou le Baptême d’Aurore, avait lieu dans le palais du Roi Florestan XIV. Six fées sous la conduite de la Fée Lilas (pour la Russie, le lilas représente la beauté, la jeunesse et les premiers amours) étaient invitées à conférer des dons. Les noms que portent les fées suggèrent ces dons, qui sont ceux que toute cour qui se respecte souhaiterait pour sa Princesse : Candide (au coeur pur), Fleur de farine (le meilleur du grain), Miettes qui tombent (la coutume russe étant de saupoudrer de miettes l’enfant nouvellement baptisé pour assurer une belle santé et la fertilité), Canari qui chante (le don du chant), Violente (énergie ; Petipa célébrait les premières utilisations industrielles et urbaines de l’Electricité), et Lilas.
Quant aux fées conviées à la cérémonie du mariage à l’acte III – Or, Argent, Saphir et Diamant – elles symbolisent la dot d’Aurore : fortune et accomplissements personnels. Ce n’est pas fortuit si à l’acte III, Tchaïkovski a remplacé la harpe à la sonorité feutrée par le pianoforte moderne, pur produit de l’ère industrielle.
Revenons maintenant sur l’acte I : dans la plupart des productions actuelles du ballet, a lieu un combat mortel entre le Prince Désiré et la Fée Carabosse. Dans le livret d’origine en revanche, une fois lancées ses imprécations, la Fée Carabosse se retire pour ne réapparaître qu’en invitée en bonne et due forme au moment du mariage, une fois l’ordre et l’harmonie rétablis.
Pour ses concepteurs, le sujet de La Belle au Bois Dormant concerne non la victoire du Bien sur le Mal mais le nécessaire équilibre des deux, à la manière des spectacles dits « Miracles » ou « Moralités » au Moyen-Age.
Il semblerait par ailleurs que l’ineptie de Florestan XIV n’ait pas été du goût du Tsar Alexandre III : lors de la répétition générale, le Tsar blessa le compositeur avec pour toute réaction les mots : « Fort joli. » Quant à la structure chorégraphique, c’est un condensé de l’approche si caractéristique de Marius Petipa.
Au centre de chaque acte, on retrouve un Pas d’action, ensemble de danses qui fait avancer l’argument en faisant appel tant au dialogue mimique qu’à des passages dansés.
Dans le Prologue, le pas d’action est un Grand pas d’ensemble où les fées présentent leurs dons. A l’acte I, le Pas d’action est l’Adage à la Rose, et à l’acte II , Petipa utilise le Pas d’action – hommage au ballet blanc – pour évoquer la poursuite par le Prince Désiré de la vision d’Aurore que lui fait miroiter la Fée Lilas. A la fin de l’acte II, Aurore prend la pose sur une coquille Saint-Jacques rappelant La Naissance de Vénus de Botticelli. Et à l’acte II, le pas de deux pour les deux amants comprenait à l’origine des dialogiques mimiques : « Je danserai avec lui. » « Je l’aime et je l’épouserai. » « Je l’aime, c’est mon fiancé. » Au fil du temps, nous avons perdu de vue le dense tissu symbolique de la production d’origine, et il ne serait pas faux d’affirmer que La Belle au Bois Dormant a survécu en raison de la qualité exceptionnelle de la partition de Tchaïkovski. N’oublions pas cependant qu’au tout début c’est la collaboration entre A.I. Vsevolojsky, Marius Petipa et Tchaïkovski qui a donné au monde un ballet devenu le modèle pour tout le grand répertoire.