Auguste Vestris


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Enrico Cecchetti en Russie et l’univers chorégraphique de Marius Petipa
par Julie Cronshaw, FISTD

18 octobre 2015

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Londres, le 13 septembre 2015

Après quinze ans de carrière au théâtre et vingt ans (déjà !) comme professeur de la méthode d’Enrico Cecchetti, je suis persuadée que c’est avant tout l’aspect théâtral qui a marqué toute sa trajectoire comme enseignant, et plus spécialement sa carrière au Théâtre Maryinskii comme danseur étoile, mime et maître de la Classe de Perfection.

Ainsi, entre 1 887 et 1 903 et à l’époque même où V.I. Stépanov et son successeur A. A. Gorsky ont élaboré le désormais célèbre système de notation, Cecchetti était chargé à Saint-Petersbourg de former les solistes pour les ballets de Marius Petipa dont il sera question aujourd’hui.

A l’exception des leçons d’August Bournonville, notées par son élève Hans Beck, pratiquement tous les témoignages directs de la pédagogie des maîtres du passé ont été perdus. Quelle chance alors que le noyau dur de la Méthode Cecchetti (environ 135 exercices, dont la plupart inventés avant 1894), ait été très soigneusement consigné sur papier, et par plusieurs notateurs différents !

Si quelques exercices ont été modifiés par la suite lorsque Cecchetti enseignait aux danseurs des Ballets Russes de Diaghilev ou à ses élèves en Angleterre, le contenu de ce qu’il a enseigné à la Classe de Perfection au Théâtre Maryinskii du vivant de Petipa est parfaitement documenté. De surcroît, l’accès à la Classe de Perfection n’ayant été permis qu’aux meilleurs, nous savons également, et avec un degré considérable de précision, quel « bagage artistique » ceux-ci apportaient aux répétitions avec Marius Petipa lui-même.

« Le mouvement est initié par le torse . »
Alicia Alonso (?), années 1950.

Soulignons aussi qu’au moment où Cecchetti se penchait sur le berceau, pour ainsi dire, d’élèves qui allaient devenir légendaires (Nijinsky, Préobrajenskaya,
Anna Pavlova, Karsavina, Fokine … la liste est longue) il ne s’était écoulé qu’une seule génération entre son enseignement et celui des maîtres qui avaient formé August Bournonville, Jules Perrot ou Marius Petipa. Cecchetti avait d’ailleurs compulsé et annoté les carnets de Christian Johansson sur les leçons de Bournonville. Ainsi que l’explique ici Jean-Guillaume Bart, les reconstructions à partir de la notation Stépanov ouvrent une fenêtre directement sur cette « ancienne » école française.

Sur le socle de ladite école française, Cecchetti posa des éléments virtuose typiquement italiens. Pour la ballerine par exemple, tirer parti des avancées notables dans la fabrication des pointes en Italie, au bout désormais renforcé. Dans la nouvelle Belle d’Alexeï Ratmansky reconstituée sur la Notation Stépanov, la danseuse utilise souvent la demi-pointe, ce qui serait plus « français » qu’italien, alors que les « italianismes » resurgissent dans les temps de batterie éblouissante et les rôles de bravoure pour l’homme, telles les variations de l’Oiseau Bleu (rôle crée par Cecchetti en personne) lors de la première à en 1890.

Ceux qui ont vu des passages de la chorégraphie de Petipa reconstituée par Doug Fullington ou Alexei Ratmansky, ont compris que si Cecchetti veut que la jambe libre soit tenue « à la hauteur » (90°) ce n’est pas une simple préférence esthétique – loin de là. Il est tout simplement impossible d’exécuter correctement et dans les temps la plupart des pas et combinaisons de l’époque avec des écarts et levers de jambe importants.

Par exemple, dans le fameux temps d’adage du Pas de la Mascotte, le tour plané en attitude derrière conclut sa deuxième révolution en puissant renversé, où l’attitude derrière doit être tenue tout au long. Si le danseur devait porter l’attitude au-delà de 60°, le torse serait trop instable pour plonger en toute sécurité vers le renversé.

Quant aux innombrables pas fouettés qu’utilise Cecchetti et que l’on retrouve partout dans la chorégraphie de Petipa, la translation quasi-instantanée du torse d’une direction à son opposé devient malaisé voire carrément ridicule affublé d’un grand lever de jambes.

D’autres principes de la Méthode Cecchetti, notamment strictement respecter les positions classiques en ellipse (l’arrondi) des bras sans jamais traverser l’axe central du corps, ou détendre le pied plutôt que forcer les phalanges en bec de perroquet, sont à la fois efficaces du point de vue bio-mécanique, et essentiels à la l’exécution de la chorégraphie de Petipa : en effet, le mouvement part du torse
et non du pied ou de la jambe. Intégrer l’épaulement comme moteur, où l’opposition elle-même créé la dynamique, tout en conférant tant la puissance que le contrôle, permet un transfert impalpable du poids et un passage quasi- instantané de l’allegro au temps d’adage – glisser, s’élancer, rebondir sans jamais « lâcher » la plastique même dans les tours de force.

Cette technique efficace et économique de l’effort révèle des profondeurs insoupçonnées dans l’apparente simplicité de la chorégraphie de Petipa, avec ses effets de perspective et jeux d’ombre et de lumière, conçue pour être regardée de tous les points de vue, a fortiori dans les évolutions « polyphoniques » du corps de ballet. Ou dans les mots de Doug Fullington, les lignes se rapprochent de la sculpture en tutto tondo.

Chapelle dei Pazzi de Brunelleschi à Florence.
Cliché Sara Benzi, http://www.architetturadipietra.it
En Florence au mois d’août pour le tournage de la deuxième partie de notre documentaire sur Les Principes Physiques derrière les « jours de la Semaine » selon Cecchetti, nous avons visité, dans le cloître de l’Eglise Santa Croce, la Capella dei Pazzi de Brunelleschi, démonstration s’il en est de la qualité véritablement « lyrique » d’un espace en apparence vide, aux proportions aussi savantes. Or, le jeune Cecchetti étudia auprès de Giovanni Lepri à Florence et acquit une culture très vaste ; il est impossible qu’un environnement où les architectes de la Renaissance ont tant creusé l’échange entre les mathématiques et le droit naturel dans ses multiples manifestations, n’ait pas formé ses convictions concernant la haute mission du théâtre.

Certains exercices de Cecchetti et que l’on retrouve dans Petipa d’après la Notation Stépanov, sont bien plus agréables à regarder lorsque la jambe libre est tenue à 45° ou le cas échéant, à 90°, par exemple en effacé devant, où l’extension dite « à la hauteur » (à 90°) est une véritable arabesque à l’envers ; un lever de jambe exagéré ne ferait que trivialiser la pose héroïque, sculpturale du torse, qui décline gracieusement vers les membres.

Or, tenir une extension « à la hauteur », donc plus éloignée du torse qu’à 140° voire 180°, exige beaucoup plus de tonicité dans les muscles posturaux. C’est grâce à cette tonicité posturale que les danseurs de Petipa exécutaient lestement des tours de force, des poses fouettées, des tours planés multiples ou des grands renversés qui nous semblent aujourd’hui être pratiquement une chimère née de l’imagination d’un affabulateur.

D’ailleurs, le renversé en dedans (tir-bouchon) de Cecchetti mérite une étude à lui-seul, mouvement exaltant qui commence en 1 ère arabesque croisée ; puis le torse plonge presque à l’horizontale, la jambe libre est raccourcie et passée pour une pirouette en dedans ; le torse revient à la verticale, les bras en couronne, pour terminer en équilibre avec la jambe libre en écarté vers le fond de scène.

Autre exemple de jeux spatiaux aptes à nourrir l’imagination d’un chorégraphe : l’exercice « demi contretemps, assemblé élancé quatre fois, suivi de six assemblés en tournant et petits tours (déboulés) », très différent du grand assemblé en tournant tel que nous le faisons aujourd’hui. Dans la version Cecchetti, le danseur trace deux cercles simultanément tout en exécutant six fois l’entrechat six. Ses bras tracent un cercle tandis que le pas lui-même trace un cercle, ce qui est du plus bel effet.

L’exercice commence avec quatre demi-contretemps, assemblés élancés. Les assemblés, qui voyagent autour de la salle, se préparent par dégagé derrière rapide puis trois 3 petits pas de course, pour prendre le tour assemblé. Le mouvement est répété six fois en cercle, en battant à chaque fois l’entrechat six, les bras passant par le troisième port de bras pour s’élever en couronne, puis par la seconde vers la position « bras bas » à l’atterrissage. Le point fixe (spotting) peut être soit vers les murs, comme dans un manège, soit vers chacun des 8 points : mur, angle, mur angle etc. Le danseur termine avec des déboulés (« petits tours ») sur la diagonale.

Pour certains, la notion de « modernité » signifie pousser le danseur dans ses retranchements, à l’extrême limite de l’en-dehors, de l’extension et de la douleur, et encourager les chorégraphes dits « classiques » à secouer le cocktail de technologies multimédia avec du « ballet » et que sait-on encore. Je dirais que la modernité est ailleurs. Les recherches actuelles dans la Notation Stépanov, puis la reconstitution des ballets, est l’oeuvre de visionnaires.

En restituant dans sa vérité ce que Petipa a réellement composé plutôt que d’accepter des versions frelatées qui par moments frisent la parodie, nous apprenons à connaître notre histoire, rendons un juste hommage à son génie et surtout, créons une bibliothèque d’idées chorégraphiques dans laquelle viendront puiser les jeunes chorégraphes dont dépend tout l’avenir de la danse.