Auguste Vestris


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A la recherche des origines des grands ballets du répertoire
par Jean-Guillaume Bart, Etoile de l’Opéra national de Paris

18 octobre 2015

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La majorité des grands ballets du répertoire portent la signature de Marius Petipa. Pour la plupart d’entre nous, la transmission entre générations et le poids de la tradition n’ont pu dénaturer, ni trahir les volontés du père créateur.

Pourtant depuis quelques années, des chercheurs veulent élucider cette énigme : que se cache-t-il derrière la formule « d’après Marius Petipa » ? Dans quelle mesure la pensée de ce prolifique chorégraphe est-elle respectée ?

Créés à Saint Pétersbourg dans la seconde moitié du XIXe siècle, ses ballets les plus emblématiques ont été donnés en Occident dès les années 1920 en ce qui concerne ceux composés par Tchaïkovski, tandis que d’autres ouvrages ne seront visibles qu’à l’occasion des tournées occidentales des grandes compagnies venues d’URSS à partir des années 1960.

La question de l’authenticité de ces ballets ne semble avoir intéressé personne avant les années 80 ; c’est alors que d’aventureux choréologues se mirent à éplucher les carnets contenant le « texte » des ballets de Marius Petipa, transcrits dans l’ingénieux système de notation élaboré par Stepanov.

Carlotta Brianza, créatrice du rôle d’Aurore, dans le costume de l’Acte I. 1890. Parfaitement aligné sur l’axe, retiré bas, en-dehors modéré, talon d’achille détendu.

Il faudra néanmoins attendre la chute du régime soviétique, et plus concrètement l’aube du deuxième millénaire, pour que les choses aillent plus loin, avec les premières tentatives de reconstitutions scéniques. Et là, le résultat des recherches fut un réel choc pour les puristes et amateurs de ballet, les conclusions sans appel… Pour répondre à la nouvelle idéologie du régime soviétique, les chorégraphes de l’époque n’avaient pas hésité à remanier, de manière significative les ballets de Petipa. Ne fallait-il pas faire alors table rase de toute trace du régime tsariste ? Bien qu’à la recherche de son passé, le public russe, fervent amateur de ballet, ne cacha pas son scepticisme et sa déception, étant trop attaché à ce style « efficace », né avec la propagande soviétique.

De l’autre côté de l’Atlantique, un autre chercheur se passionna dès sa jeunesse pour ces carnets, mais de par sa naissance et son parcours professionnel, son ambition était tout autre. Avec ce recul nécessaire et un grand souci d’authenticité et d’objectivité qui caractérisent les vrais passionnés, Doug Fullington « décrypta » à son tour les précieux carnets et voulut en faire profiter le monde entier, notamment grâce à certaines recherches passionnantes mises à la disposition de tous sur Youtube.

Ainsi quelle ne fut pas ma surprise, lorsque je découvris la version d’origine de la variation de Siegfried dans le pas de deux dit du « Cygne Noir ». Il ne s’agissait pas de ce 2 temps accompagné au violon solo, donnant prétexte à une chorégraphie martiale et athlétique, vraisemblablement dû à Chaboukiani, grand danseur soviétique des années 1930. Non, il s’agissait d’une élégante valse (celle-là même que Noureev a attribuée à Rothbart dans sa version), dont les enchaînements élaborés et tout en rondeur, semblaient tout droit sortis d’un ballet d’Auguste Bournonville. Tout cela n’était-il pas cohérent lors qu’on sait que Marius Petipa était contemporain de Bournonville et qu’ils étaient tous deux issus de l’Ecole française. Sans oublier qu’au Ballet impérial enseignait à la classe des hommes le fameux Christian Johansson, d’origine suédoise qui avait dansé avec la Taglioni dans les années 1830.

L’émotion fut tout aussi grande lorsque je découvris la variation d’Odile. Le fouetté (simple) en attitude du début, la grande diagonale avec les échappés par quart de tour, le grand manège d’assemblés soutenus...

Comment Noureev avait-il pu avoir vent de ces enchainements d’origine pour les faire siens et les introduire dans sa propre version ? Existait-t-il en URSS une tradition orale « souterraine » qui connaissait encore ces enchaînements ? A moins que Noureev n’ait été en contact avec des Russes blancs, émigrés à l’Ouest juste après la Révolution de 1917 ?

Le mystère reste entier. Pourtant que n’a-t-il été critiqué pour sa version de cette variation ? Combien de fois n’ai-je entendu les adjectifs « aride, difficile, sans effet, sadique, misogyne »…

Le réel intérêt de la venue de Doug Fullington, réside dans le fait qu’au-delà de son passionnant travail de recherche, il nous invite à réfléchir au chemin parcouru dans l’évolution de la technique et des modes esthétiques au fil des décennies. En aucun cas il n’est là pour juger, ni pour donner son opinion. Son libre arbitre est ailleurs. Ne reconnaît-il pas lui-même la problématique à déchiffrer telle ou telle partition chorégraphique incomplète ? Les différents déchiffrages, d’un chercheur à l’autre, ont donné des résultats bien différents. M. Fullington tente simplement de nous livrer cet instantané qu’est la pensée du créateur à un moment donné.

La venue de Doug Fullington en France est un événement à marquer d’une pierre blanche, non seulement parce que c’est la première fois que nous accueillons ce genre de « séminaireQ archéologique » autour du travail chorégraphique de Marius Petipa, mais aussi parce que, de par son objectivité et son recul, il nous invite à nous replonger dans le style et l’esthétique d’une époque. Tout à coup l’écriture « Petipa », avec son influence italianisante, devient logiquement ce chaînon manquant après le Ballet Romantique dont Bournonville reste l’unique héritier « fiable » et la révolution opérée par les Ballets Russes de Diaghilev, las de cette quête d’harmonie et de raffinement, trop lisses à leur goût.