Joseph Rickard et le First Negro Classic Ballet
par Sara S. Hodson et Peter F. Blodgett
16 mars 2014
| 833 visits / visites
Joseph Rickard, années 1940.
Huntington Library, San Marino (USA), a autorisé la reproduction de ces clichés.
Nous sommes en 1946, et un jeune homme de Los Angeles nommé Joseph Rickard est témoin d’une scène qui le remplit d’effroi : une mère afro-américaine et sa fille qui souhaite s’inscrire à des cours de danse classique sont refoulées à la porte du studio. Le directeur du studio leur explique que les Noirs ne sont pas censés étudier le classique et leur recommande une adresse où faire des claquettes.
Furieux, Rickard, danseur de ballet, blanc, s’est alors juré de remédier à l’injustice. Pétri de la conviction que tous ceux qui, comme lui, aimaient la danse, devaient être en mesure de s’y adonner pleinement, il décida de lancer son propre studio, spécifiquement destiné à accueillir des élèves afro-américains.
Immédiatement après la Deuxième Guerre Mondiale, les Afro-américains firent leurs premiers pas incertains vers l’intégration dans tous les aspects de la société américaine, y compris la danse. En 1951, Janet Collins devint ainsi la première soliste noire du Metropolitan Opera Ballet et en 1954 les Ballets Russes de Monte Carlo recrutèrent la ballerine noire Raven Wilkinson (cette dernière avait cependant la peau très claire et la plupart des spectateurs la croyaient blanche).
Avant l’intégration raciale limitée des années 1950, les danseurs afro-américains n’avaient pas droit de cité dans les grands studios de classique. Dans les années 1920, alors que le classique était encore un art « jeune » aux USA, un jeune danseur de couleur devait se former dans un studio pour les Noirs ou bien devenir l’élève privé d’un des grands professeurs blancs qui consentiraient à l’instruire. Dès 1937 une troupe noire, l’American Negro Ballet, était lancée au Lafayette Theatre à Harlem. Si la première connut un grand succès tant populaire que critique, l’American Negro Ballet ne survécut qu’un an, jusqu’en 1938.
A peine une décennie plus tard à Los Angeles, Joseph Rickard fonda le First Negro Classic Ballet.
Rickard (1918-1994), né au Michigan, était arrivé à Los Angeles dans les années 1930 pour étudier la danse classique. Elève de Bronislava Nijinska, il rejoignit le Ballet Russe en 1943. Après avoir vu rejeté l’enfant noir qui souhaitait entrer au studio, Rickard se voua corps et âme à la création d’une école de danse où il invita les jeunes afro-américains. Il loua une salle de bal inoccupée à l’angle de Jefferson Boulevard et Normandie Avenue ; pour financer l’école, il prit deux emplois, l’un comme distributeur de courrier au Paramount Studios, l’autre comme chauffeur de camion de crème glacée. Afin d’éviter de dépenser pour un loyer, il alla jusqu’à vivre dans le studio. Pour attirer des élèves, Rickard acheta de la publicité dans un journal afro-américain, le Los Angeles Sentinel, et distribua des tracts dans les rues. Il recruta entre autres Theodore Crum, qu’il avait rencontré par hasard dans un magasin de disques alors que Crum s’achetait un enregistrement du Lac des Cygnes ; celui-ci allait devenir l’un de ses danseurs les plus talentueux.
Comme Ted Crum, la plupart des élèves de Rickard étaient des adultes qui n’avaient jamais eu la chance d’étudier le classique dans leur enfance. A part ceux que Rickard recruta directement, quelques uns de ses élèves adultes étaient venus à l’origine simplement pour regarder leurs enfants. Notamment Bernice Harrison, la maman de la petite mentionnée au début de notre histoire, refusée par le studio. Elle mit la main sur la barre dans le studio de Rickard aux côtés de sa fille, pour finalement devenir l’étoile de la troupe. S’étant lancés si tard, les danseurs ne purent atteindre cette facilité, cette compétence propre à ceux qui ont débuté jeunes, mais Rickard avait le génie d’enseigner aux adultes et aussi de créer des chorégraphies qui faisaient plus appel à la puissance théâtrale et au jeu de scène qu’à la technique ; ce faisant, ses artistes passaient la rampe en position de force !
Autre talent de Joseph Rickard : savoir attirer vers la troupe des personnes aussi engagées que douées. Sa fiancée, Nancy Cappola, ouvrière du textile, créait et cousait les costumes. Claudius Wilson, pianiste et compositeur afro-américain, accompagnait au piano les répétitions et spectacles et un jour, présenta à Rickard la partition qu’il avait composée sur un poème d’Oscar Wilde, Harlot’s House. Sur le champ Rickard la mit en danse, et le résultat, Streetlight, allait devenir l’une des danses les plus demandées de la troupe. Wilson et Rickard ont par la suite créé plusieurs ballets originaux dont une version afro-américaine de Cendrillon. Rickard a également su convaincre l’un des responsables des décors chez Paramount Studios, Robert Usher, de concevoir des décors pour la troupe. Au cinéma, Usher avait notamment conçu les décors pour le film de Mae West, She Done Him Wrong et pour toute une série de films de Bob Hope et Bill Crosby.
Pour ce qui était de l’engagement et du dévouement, les danseurs du Classic Ballet n’étaient pas en reste par rapport aux bénévoles. Mais, contrairement aux professionnels blancs, ces artistes noirs ne pouvaient s’y consacrer à plein temps. Ils étaient concierge, garçon d’ascenseur, femme au foyer… et venaient épuisés, parfois après un long voyage dans les transports publics. Et les danseurs aidaient à créer les costumes et décors.
Joseph Rickard avec Bernice Harrison, vers 1949.
Mme Harrison, mère de trois enfants, travaillait à plein temps ailleurs. Elle commença la danse avec Rickard à l’âge de 27 ans et devint sa principale soliste.
Une fois l’école lancée, et alors que les danseurs manifestaient déjà une réelle compréhension de leur art, Rickard décida de monter son premier spectacle. Celui-ci eut lieu le 19 octobre 1947 au Danish Auditorium de West 24th Street ; le mécène était le Los Angeles Sentinel, qui en fit la publicité sous le nom de Ballet Americana… Dans sa critique, le journaliste du Sentinel écrivit : « Ce dimanche soir marque une nouvelle ère de la culture américaine. Ce spectacle réussi que présente le Ballet Americana - première fois de l’histoire à ce que l’on sache qu’un tel spectacle ait pu avoir lieu – ouvre aux Noirs un domaine d’expression entièrement nouveau. »
S’ensuivirent des spectacles dans différents lieux de Los Angeles et dès 1949, la troupe, désormais appelée First Negro Classic Ballet, s’était faite une place sur la scène artistique de la Californie du sud. Son premier spectacle professionnel eut lieu le 19 novembre 1949 à Santa Barbara dans le Lobero Theatre.
Désormais représenté par l’agence d’Irwin Parnes et Mary Bran, le Classic Ballet s’est produit dans divers théâtres de Los Angeles comme l’Assistance League Playhouse et le Philharmonic Auditorium, fait des tournées à travers la Californie, et suscite l’enthousiasme du public – principalement blanc – et de la critique. D’autres néanmoins n’y ont vu que l’exotisme et la nouveauté de l’idée de danseurs de ballet noirs, et ont exprimé leur racisme tout en louant le talent de la troupe. Un journaliste de San Francisco écrivait, « les danseurs noirs sont célèbres pour l’entraînante agilité et l’énergie de leurs claquettes et boogie-woogie » avant d’applaudir le spectacle tout de même, tandis qu’un autre critique écrivait, « le sens de rythme est si inhérent à la race noire que l’on ne s’étonne guère de découvrir que même les moins habiles des six danseurs sont parfaitement en mesure – des mains aussi bien que des pieds ».
Les danseurs durent surmonter d’autres insultes, certaines délibérées, d’autres inconscientes, nées des préjugés de l’époque. L’une des difficultés principales était les tournées, car peu d’hôtels acceptaient d’héberger des Noirs. Ainsi, le même numéro du Santa Barbara News-Press où apparaissait la publicité pour le premier spectacle professionnel du Classic Ballet publiait un article sur les citoyens qui avaient accepté d’héberger chez eux les membres de la troupe. Lorsque la troupe arriva en Angleterre pour une tournée, et quoique les fabricants anglais eussent reçu les mesures pour les chaussons de pointes des danseuses bien à l’avance, les chaussons n’étaient pas prêts – les cordonniers anglais ne pouvaient imaginer que des Noires allaient danser sur pointe.
De nombreux critiques par contre, ainsi que la plupart des spectateurs, n’étaient pas prisonniers de leurs préjugés et éprouvèrent un réel plaisir à voir les chorégraphies originales du Ballet, qui, selon l’un des critiques « tourne le dos aux stéréotypes formels… avec des spectacles bouillonnants de vie et où l’on ne s’ennuie pas un instant » ; un autre écrivait « une manière fraîche, innovatrice de présenter la danse classique... dans un spectacle équilibré grâce à des styles plus réalistes. » En effet, les programmes de la troupe, avec les solistes Graham Johnson, Bernice Harrison, James Truitte, Theodore Crum, Donald Stinson et Yvonne Miller, avaient trois facettes : d’une part de nouvelles chorégraphies sur des partitions classiques - Bach, Chopin ou Mendelssohn par exemple ; d’autre part des chorégraphies plus contemporaines par Rickard et le compositeur Wilson… et finalement des narratifs afro-américains comme Raisin’ Cane (musique de Claudius Wilson, chorégraphie de Graham Johnson), qui racontait la vie des ouvriers agricoles dans les champs de canne à sucre.
En 1956, Edward Flemyng, qui venait de créer le New York Negro Ballet contacta Rickard pour lui proposer de fusionner les deux troupes. L’idée semblait excellente puisque Rickard avait une grande troupe de bons danseurs et peu d’argent, alors que Flemyng avait trouvé un mécène et peu de danseurs. Malheureusement, un an plus tard le mécène mourut, et la troupe fut dissoute.
En ses dix ans d’existence le First Negro Classic Ballet a joué un rôle dans l’introduction des Afro-américains dans le ballet aux Etats-Unis qui ne peut être surestimé. Si la troupe de Joseph Rickard n’était pas la première troupe de danseurs classiques noirs, elle poursuivit le travail de la pionnière, l’American Negro Ballet, fondé à New York en 1937. Voilà la lointaine origine de Dance Theatre of Harlem, fondée en 1968 par Arthur Mitchell. Le niveau artistique élevé des trois troupes montrait ce dont étaient capables les danseurs noirs, et leur ouvrit la voie vers les troupes « blanches ».
La contribution de Joseph Rickard aux progrès des danseurs noirs, et aux arts en général à Los Angeles, trop longtemps oubliée, est documentée dans les archives qu’il donna à la Huntington Library peu avant sa mort en août 1994. Les clichés, programmes, tractes publicitaires, décors, partitions, enregistrements et coupures de presse constituent des ressources qui nous permettront de préserver et illustrer l’histoire d’un groupe d’artistes talentueux et de l’homme grâce auquel leurs rêves se réalisèrent.
Extraits de :
Blodgett, Peter J. and Sara S. Hodson. "Worlds of Leisure, Worlds of Grace : Recreation, Entertainment and the Arts in the California Experience," in California History, vol. 75, no. 1, Spring 1996, pp. 63-83.(c) 1996 by the Regents of the University of California. Published by the University of California Press.