Auguste Vestris


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Entre les notes, la musique, entre les positions, la danse

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Camper sur ses positions...!
par Wayne Byars

24 novembre 2012

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La disposition des notes de la gamme musicale occidentale, avec ses intervalles de ton/demi-ton, nous situe sans ambiguïté dans un style de musique, tout comme les positions si caractéristiques dont il sera question ici nous situent dans la danse classique.

Lorsque nous entendons une note, le son est fait d’un temps d’attaque, d’une vibration, d’un son qui augmente, se dissipe puis s’évanouit. Tout en se dissipant cependant, la note continue à vivre. C’est dans l’intervalle que nous ressentons l’émotion, dans cette espace entre deux notes. La musique ne connaît pas de note « statique » où rien ne se passerait. Une fois née, la note se transforme.

Or, dans la danse classique, une certaine confusion est malheureusement possible. Il est plus tentant pour un professeur de viser la position « parfaite » et d’essayer d’y « coincer » le danseur, plutôt que de lui faire percevoir la dynamique interne à la position, le flux d’énergie qui passe à travers la position et par les articulations du danseur.

En effet, si les positions peuvent paraître immobiles pour l’œil, à aucun moment n’ont-elles été pensées pour être tenues ! Il s’agit d’une parenthèse, suspendue, quasi « en flottaison ». La position possède une aura, elle résonne comme cette note de musique qui, tout en se dissipant, demeure vivante et substantielle.

En règle générale, on observe que le danseur a été tellement formé pour penser d’une position à l’autre, qu’il finit par être persuadé qu’il danserait mieux si seulement il pouvait adopter une meilleure position ! Résultat : des scènes peuplées de figures rigides, unidimensionnelles, quasiment en carton. Et un public assez restreint !

Tout cela part d’une grande erreur : enseigner la forme ou l’image, plutôt que d’amener l’élève à comprendre le chemin pour y parvenir. Dans le premier cas, l’élève va bloquer ses articulations et crisper ses muscles afin de « prendre » la position, au lieu de sauter sur le train en marche de ce flux d’énergie que nous appelons direction dans la technique Alexander.

Galina Ulanova
Ici l’en-dedans joue le rôle de la dissonance en musique : il pointe une singularité et ne doit être ni occulté ni réprimé. Selon la pianiste américaine Eunice Norton :
« Schnabel exigeait que l’on articulât chaque élément de l’action harmonique. Ne jamais accepter passivement un changement qui surgit dans une composition, aussi minime fût-il. Non ! Il faut le remarquer, et puis en faire quelque chose ! »
(« The Teaching of Artur Schnabel », n° 11/18, 1987.)
K.L.K.

Le ballet est une danse où en fin de compte ce que nous appelons les « positions » sont des lignes d’énergie, qui partent toujours du centre en augmentation, pour aller vers. D’où ces splendides ports de bras, d’où aussi le phénomène du grand danseur, seul sur scène, qui pourtant la remplit entièrement. Cette expression de générosité artistique commence tout simplement à la barre, avec un port de bras tout simple.

Dès que le mouvement intérieur fait défaut, le mouvement visible en pâtira.

Un de mes vieux professeurs avait l’habitude de dire « la danse classique signifie liberté dans une cage de positions ». Plus jeune, je croyais qu’il voulait dire que dans le cadre de ces positions codifiées l’on pouvait tout de même beaucoup faire, mais j’en suis venu à voir la cage plus vaste que jamais je ne l’aurais imaginée ! Dans ces nobles positions académiques s’étale tout un panorama de flexibilité et d’aisance.

Partant, le dilemme du professeur est de rechercher cet équilibre entre des positions justes, qui vont permettre l’exactitude, et la liberté de mouvement, sans sacrifier l’un à l’autre. Le principal défi est de concilier le passage par des positions et des lignes qui sont belles à contempler - sans jamais perdre de vue la belle dynamique du mouvement.

Chacune des positions possède un caractère qui lui est propre, un parfum, et nous arrive chargée d’émotions qui lui sont particulières – telles des notes de musique. Cependant, dès que l’on veuille les fixer, les tenir, on arrête de danser. Même un équilibre « tenu » est un instant dynamique, une suspension – et non une statue. Les statues se trouvent au Louvre !

Lorsque nous prononçons le terme « danse classique », mettons dorénavant l’accent sur le mot DANSE !

Quelque chose qui m’intrigue : il arrive souvent qu’une danse très pure, très académique, n’utilise que peu la cinquième ! Car la fonction essentielle de la cinquième en ce qui concerne le mouvement est de servir comme carrefour, où nous effectuons un transfert de poids et passons d’un pied à l’autre. Regardez bien la majesté du mouvement de l’excellent danseur – jamais il ne se coince en cinquième !

L’un des pires défauts que je confronte en tant qu’enseignant – à part l’en-dehors forcé – sont les positions hyper-croisées, dont la cinquième hyper-croisée « balanchinienne », qui accable le corps mais qui semble malheureusement être de nouveau fort à la mode. Comment peut-on laisser une colonne, un bassin, se tordre de la sorte ! C’est malsain, ne peut être soutenu, et en un mot, ne sert strictement à rien !

La cinquième et ses potentiels

Venons-en à la cinquième en tant que telle. A quoi sert-elle finalement ? J’aime beaucoup terminer l’exercice de grand plié en cinquième, talon au sol, en demandant aux élèves de libérer l’énergie à partir de l’articulation du bassin vers le sol, tout en libérant le torse et la tête vers les cieux. Nous effleurons la notion de ce que c’est l’Homme ! Bien appuyée sur la terre, sans perdre de vue notre verticalité, notre dignité et surtout ce qu’il y a au-dessus de nous, la connexion spirituelle.

En général, la cinquième trouve toute son utilité dans l’appel et l’atterrissage de sauts. Raison pour laquelle l’élève doit placer très exactement sa cinquième en demi-plié, en préservant la rotation active externe des jambes dans la position. Soulignons qu’il ne s’agit pas de flexibilité innée, d’une ouverture qui est une simple fonction de la morphologie de la hanche de chacun, mais de l’en-dehors, qui doit être compris comme verbe d’action ! Dans la cinquième, il faut trouver la dynamique interne, si nous voulons protéger les articulations et atterrir des sauts sans nous blesser.

Lorsque je suis arrivé en France en 1976, j’allais chez un professeur qui, furibard, exigeait de tous ses élèves l’atterrissage du grand jeté sur un pied parfaitement en-dehors. Et l’accident, chaque semaine, ne manquait pas de se produire. Mais jamais il ne se remettait en question. Oh que non ! C’était toujours la faute au danseur !

J’essaie de faire en sorte que l’élève imagine qu’il y a une rotation depuis le centre de l’os du talon et que cette rotation « remonte » à travers toute la jambe, jusqu’au bassin. Evidemment, l’anatomie a raison de nous apprendre que la rotation est initiée dans la hanche ; néanmoins, la perception par le danseur d’un en-dehors correct est qu’il s’agit d’une dynamique qui va remonter les jambes – sans toutefois amener une hyper-ouverture des pieds !

De point de vue anatomique, le bras et la jambe se ressemblent. Par exemple, pour ouvrir un pot de confiture, je vais commencer par pousser et tourner avec la base de la paume et non par un geste du biceps ou de l’épaule ! De même, ce qui importe n’est pas une ouverture superficielle du pied, mais la dynamique du mouvement.

Pour la plupart des élèves, on observe qu’en plié en cinquième, il y aura toujours un peu d’espace entre les mollets. Si les mollets se trouvent à être entièrement comprimés l’un contre l’autre c’est que souvent, la cheville de la jambe arrière s’est effondrée en pronation – ou bien que le bassin est en rétroversion.

On peut comparer le corps à une famille qui ensemble se met à nettoyer la maison le dimanche. L’un est chargé du salon, l’autre de la salle de bain... Lorsque la cinquième est bien placée, avec ce mouvement en spirale qui remonte la jambe, elle renferme un potentiel énorme d’énergie cinétique. Son propre est de permettre l’action en avant, en arrière, de côté, vers le haut, sur la diagonale – un potentiel qui laisse aller partout et tout de suite ! Puisque l’énergie du haut du corps va vers le haut, tandis que nous profitons de la gravité plutôt que d’essayer de l’opposer, la cinquième amène alors la puissance.

Et comme dans notre famille métaphorique, toutes les parties sont engagées dans l’action pour que la tâche en soit facilitée. Dès que le professeur se concentre exclusivement – par exemple – sur les pieds de son élève, il perd de vue ce complexe qu’est le corps humain, qui se construit par toute une série de connexions internes et de chaînes de réaction, provoquées par la seule pensée.

Je le confesse, j’ai moi-même été un temps entiché de l’approche « par petits bouts », mais j’en suis venu à considérer que pour l’artiste de scène, les résultats ne sont pas au rendez-vous. Un temps, je me rappelle avoir passé une semaine voire plus avec des élèves sur les complications de la mécanique du pied, ou des scapulaires, ou que sais-je... et les élèves étaient fort satisfaits ! Bon, il est vrai que cela permet de découvrir des choses sur le corps, mais tout ce savoir-faire n’aide pas à corriger les mauvais automatismes, une dynamique intérieure fourvoyée. A penser à mordre dans un citron, l’eau nous vient à la bouche ! Tout comme lorsque l’on se dit « Ciel ! une pirouette » - ce qui entraîne des réflexes semblables à ceux qui font venir l’eau à la bouche lorsqu’on mord dans un citron.

La notion de la technique Alexander [1] dite « Use of the Self », grâce à la pensée directionnelle, peut aider le danseur à renouer avec le fonctionnement naturel du corps en tant qu’ensemble bien coordonné.

Pour ce qui concerne la troisième position, je dois dire que je ne m’en sers pas énormément dans mes cours. Ce qui ne veut pas dire que je sois contre ! Il m’arrive de demander à un élève de l’utiliser en tant qu’antidote, s’il a engrangé une telle collection d’automatismes erronés que la cinquième ne tend qu’à les démultiplier. La troisième peut être fort utile à l’élève dont la cheville a tendance à s’effondrer en pronation en cinquième, car elle va casser le réflexe et construire un schéma plus sain.

Positions/oppositions

Tout mouvement suscite son opposé naturel – sauf si vous vous crispez dans une position, ce qui va la flinguer, cette pauvre opposition !

A mon sens, un retour à une approche plus classique à toutes les positions croisées est indiqué. Le danseur doit rester bien aligné tout le long de son axe central. Alors que je vois arriver des élèves présentant, par exemple, une quatrième devant si hyper-croisée que l’un des côté du bassin va avancer de plusieurs centimètres par rapport à l’autre. Ensuite ils sont désolés de constater qu’ils ne peuvent rien faire.

Fred Astaire, années 30.

Enseignons donc les oppositions depuis le plus jeune âge, tout en gardant en tête que le corps de l’enfant doit y être prêt, notamment la paroi abdominale, pour permettre cette connexion entre le haut et le bas du corps. On ne se lassera jamais d’admirer Fred Astaire : les oppositions sont partout et tout le temps ! Quelle liberté, quelle légèreté ! Epatant aussi, le port de tête d’Astaire, clef de toute cette ineffable aisance.

Gare cependant au toujours plus. Dans la préparation, disons, d’une pirouette, oui, il y a un grand engagement des oppositions, mais il n’est pas du tout sûr qu’ici plus soit mieux – Balanchine dopé aux stéroïdes pour ainsi dire – partant d’une position hyper-croisée avec l’épaule opposée complètement repoussée vers l’arrière. Tout ce que cela donne, c’est un danseur qui aura complètement perdu son axe central !

Si certains veulent toujours croire que la danse, ce sont des jambes qui bougent, je persiste et signe : il nous faut voir le corps comme un ensemble où, dès que l’on en modifie la disposition d’une partie, d’autres transformations vont nécessairement s’ensuivre. Le dos a un rôle très actif dans tout cela. Certains danseurs ont adopté une cinquième si serrée qu’il faut que ça casse quelque part. Le bassin se renverse, entraînant le bas-abdomen, privant le danseur de la connexion entre les jambes et le torse. La région lombaire est coincée et la colonne souvent fortement tirée vers l’avant. Le danseur respire mal, il perd son axe, et souvent son optimisme aussi.

Or, le travail tout désigné pour les jambes est de nous transporter d’un point A à un point B. Si la danse ne réside que dans la jambe et tout le reste n’est qu’ornement futile, c’est Riverdance – affreux malentendu, en ce qui concerne la nature de la danse classique. Le Ballet est un art qui demande l’engagement de tout le corps, certes, mais aussi celui de notre esprit, de notre pensée et de notre âme.

Originaire de Chicago, Wayne Byars enseigne la danse classique à Paris depuis plus de 28 ans. Son désir de transmettre la technique classique à des danseurs venus de tous les horizons l’a emmené, non pas à une rupture avec la tradition, mais plutôt a une réflexion sur la profonde sagesse de la technique et sa logique implacable. Prenant appui sur la Technique Alexander, Wayne cherche à aider les danseurs a mieux comprendre leur corps, comment l’utiliser et surtout comment éviter les blessures et l’usure dues a une méconnaissance de la technique.

Paris, septembre 2012

Edition 1982 du Manuel de la Méthode Cecchetti (Beaumont & Idzikowski, 1922).
A noter la « petite » première et la précision des deux quatrièmes ouverte et croisée.
Pour la cinquième, la légende du cliché de gauche est « Cinquième correcte »
tandis que celle de droite est « Cinquième incorrecte ».
C’est Lesley Collier, alors étoile à Covent Garden, qui a posé pour ces clichés.

[1« La Technique Alexander est une forme extrêmement raffinée de rééducation ou plutôt de redéploiement du système musculaire tout entier et par là, de beaucoup d’autres organes. »
Nikolaas Tinbergen, prix Nobel 1973 de physiologie et de médecine.