Il ressent, plus qu’il ne voit
par K.L Kanter
24 novembre 2012
| 731 visits / visites
« Une clarté diamantine vient soudain éclairer l’intellect tandis que les domaines du cerveau s’ouvrent l’un après l’autre, laissant libre cours à une énergie inépuisable et sans limite aucune. L’existence toute entière se trouve éclairée par un sens éblouissant de potentiel. »
L’acteur Ian Holm interviewé par John Lahr dans The New Yorker Magazine, 28 août 2006
Quelle que puisse être l’image de stabilité voire d’immobilité renvoyée au cerveau par l’œil, l’univers qui nous entoure « éblouissant de potentiel », ainsi que toute chose, tout être et toute force sont en mouvement constant, subissant et provoquant sans cesse des transformations.
Dans l’art du ballet, ces transformations se manifestent à travers des événements soit plus denses/intenses (temps d’adage), soit plus fulgurants (temps d’allegro). Afin que le message qu’envoient ces transformations puisse être capté par le spectateur, qui les entend plutôt qu’il ne les voit, celles-ci devront être traduites, organisées.
D’où les Positions.
Dans le puits du Chaos, Anna Pavlova, 1907.
Ainsi l’aune par laquelle mesurer l’efficacité d’une position sera l’aisance dans le déplacement et non la « propreté » de son empreinte visuelle.
Héritées de la civilisation indienne, les Positions sont des configurations du corps entier. Pour chacune (six en nombre, en incluant les deux quatrièmes, ouverte et croisée), la disposition des pieds visible au sol n’est qu’un marqueur.
Indispensables à une belle exécution du vocabulaire, chacune des configurations libère des potentiels de mouvement distincts et partant, des gammes d’affects infiniment variés, au moyen d’un processus de création/destruction constamment renouvelé, tripartite : (i) la position, dont le potentiel va générer (ii) les formes infiniment variées mais dont on reconnaît cette perfection appelée plastique, puis (iii) les formes se dissolvant en un singulier entre-deux, le chaos (en grec, « abysse »), autrement dit abandon, puits de créativité pure.
Si le rayon d’action de la première (vers le haut) et de la seconde configuration (vers le haut et « autour ») est relativement limité, dès la première des configurations croisées, la troisième donc, la puissance du danseur se voit démultipliée sur tous les plans – en avant, de côté, vers le haut et même en reculant - grâce à la dynamique inhérente aux oppositions. D’où les formations parfaitement organiques et caractéristiques du corps de ballet, se propageant comme la houle ou hérissées comme une mer de vent.
Quant à la cinquième, singularité de la danse occidentale, voilà un bouquet de paradoxes ! La plus « plate » pour l’oeil, c’est néanmoins elle qui permet de déployer les figures tri-dimensionelles les plus complexes. Disposant du polygone de sustentation le plus étroit, c’est elle qui stabilise les tours de force aériens masculins. D’apparence trompeusement emboîtée, c’est elle qui permet au seul danseur occidental d’itérer tout le vocabulaire classique aussi bien en reculant qu’en avançant, véritable prouesse neurologique.
Arthur Mitchell, New York City Ballet, années 60.
Pour que ces configurations puissent déployer leurs merveilles, « domaines du cerveau s’ouvrant l’un après l’autre, laissant libre cours à une énergie inépuisable et sans limite aucune », elles seront perçues comme des instants de passage qui de par leur organisation très particulière, servent à canaliser le flot du mouvement. Ouverture et non fermeture, elles sont à doser selon la nature du pas qui précède et qui suit.
Le parallèle avec la notion de cadence en musique tonale occidentale n’est pas fortuit. Marqueurs de la tonalité et de ses modulations, les cadences sont de simples points de repère, pôles suscitant des événements qui vont s’en éloigner, consonance qui donne à la dissonance sa signification. Mais, sauf indication particulière, le musicien n’appuiera pas lourdement une cadence pour s’assurer que nous l’ayons entendue !
Ces repères sont toutefois indispensables. Sans eux, ce serait l’Anomie – l’absence de légitimité, et donc de sens.
« L’acteur apprend à écouter, à observer, à réagir, à guider le public dans certains passages et se laisser guider par lui dans d’autres, mettant sans cesse à l’épreuve sa vigilance et sa capacité d’improviser. Au final, rien ne compte vraiment si ce n’est le contact que maintiennent à chaque instant acteur et public, contact qui tire avant le spectacle depuis son début jusqu’à son dénouement à travers tous les accidents qui le jalonnent (…). Dans ce processus de destruction et de répétition se trouve toute la fascination du travail de l’acteur. »
John Gielgud, Early Stages, 1939
Gielgud est l’héritier du travail monumental sur la technique Shakespearienne mené entre 1835 et 1935 par Samuel Phelps (1804-1978), William Poel (1852-1934) et Ben Greet (1883-1936). Leur œuvre se fondait sur une notion en contradiction avec le faste visuel que privilégiaient alors leurs contemporains : le respect du texte, qui devait être entendu et intelligible jusqu’au dernier rang du poulailler, et ce grâce à une étude poussée de l’articulation et une sorte de musique (« the tune ») dont la tonalité émotionnelle était accordée à chaque passage et qui en portait le sens.
L’état d’extrême vigilance revendiqué par John Gielgud nous met en garde contre une approche statique, orientée vers le seul sens visuel, qui entraverait le flux électrique des idées et des émotions dont est fait tout l’art du Théâtre.