Auguste Vestris


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Interview avec Micheline Carrance fondatrice du Centre

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Le Centre de danse du Marais
Interview avec Micheline Carrance fondatrice du Centre
14 novembre 2009

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Etancher la Soif

Si l’on s’autorise à parler de destin à propos de la vie de Micheline Carrance, on peut évoquer Shakespeare qui écrit dans Othello : « Gémir sur le malheur passé, c’est le plus sûr moyen d’en attirer un autre. » L’âme du Centre du Marais, sa créatrice-directrice-animatrice a été marquée par un passé douloureux : la déportation de ses parents et grands parents. Cet évènement a laissé sur sa manière de vivre et sur son caractère une trace indélébile. Intériorisant sa douleur, elle répugne à se plaindre, transformant sans doute sa révolte enfouie en énergie vitale.

Victor Haïm

Mes parents et grands-parents sont morts en déportation. D’abord mes grands-parents, qui vivaient dans la rue des Francs-Bourgeois, ont été déportés, puis quelque temps après, mes parents. Ils étaient les propriétaires de l’Hôtel de Berlize, qui à l’époque était loué à différents commerces et sous gérance. Mes grands-parents étaient arrivés de Moldavie et ils ne voulaient plus bouger, coûte que coûte.

Ma sœur et moi sommes alors parties avec des amis de mes parents dans le Centre de la France près de Limoges, où nous sommes restées cachées jusqu’à la fin de la Guerre. J’avais sept ans et quand ma mère n’est pas revenue un jour, j’avais compris. Lorsque l’on parle devant un enfant à mots couverts, il faut supposer que cet enfant va comprendre… et j’entendais « Une maman que l’on enlève à sa fille (….) ne reviendra pas ». Mais mes tantes m’écrivaient de fausses lettres, supposées venir d’elle. A la seconde même je savais parfaitement que ces lettres ne venaient pas d’elle.

Après la Guerre, nous avons eu une vie d’enfant assez protégée. Depuis environ dix ans seulement, les Français se sont un peu rendus compte car avant, les gens ne voulaient pas en parler, dans les deux sens. Je ne fuis pas les images de ce qui est arrivé. Cela me prouve que cela a existé. Je me sens moins seule.

C’est de cet héritage que je veux que le Centre soit un lieu ouvert à tout le monde. D’ailleurs, dans le complexe d’immeubles du Marais où je vis depuis trente ans il y a un jardin intérieur qui était censé devenir un beau jardin semi-public, ouvert à tous jusqu’à 18h30. C’est ce que j’aurais souhaité ! Mais d’autres ont vu la chose différemment.

L’Hôtel de Berlize, quand je l’ai repris en main – j’avais alors environ 35 ans – était fort délabré. Mais il est costaud ! Le premier expert à qui j’ai parlé de cours de danse m’a dit que cela vieillirait beaucoup plus vite à cause des sauts, des vibrations. Je préfère prendre le risque, et on réparera.

Il y a aussi un théâtre un peu secret avec deux petites salles où 80 personnes peuvent prendre place, le Théâtre Essaïon. On est libre de ses paroles en ce genre de lieu ! Les gens qui tiennent ces petits théâtres sont des travailleurs – pour faire marcher un petit théâtre comme cela à Paris il le faut !

L’Hôtel de Berlize dont ma sœur et moi avions donc hérité de nos parents était alors sous la coupe d’un gérant qui faisait la pluie et le beau temps. Il y avait un grand garage, des couteliers, des orfèvres, d’autres petits métiers … Les pianos Labrousse y avaient entreposé 150 pianos. Ils nous ont dit que si nous leur payions le déménagement de ces pianos qu’ils nous laisseraient les lieux ! Le gérant nous a alors dit que personne d’autre ne voudrait louer.

Devenue pharmacienne, je continuais à prendre des cours de danse. Un jour un professeur de danse me dit qu’elle avait besoin d’une salle car tout était trop cher pour elle. (D’ailleurs, c’était une ancienne élève de Preobrajenskaya !) Pour lui faire plaisir j’ai donc décidé d’ouvrir un studio de danse et j’ai fait les travaux, mais ce professeur a finalement trouvé du travail ailleurs et n’en voulait plus !

Figurez-vous que j’avais pris des cours avec Nina Vyroubova dans son studio de la rue du Bac. Quand j’ai inauguré le premier studio nous avons fait une petite fête et Nina est venue – c’était il y a 35 ans ! Oui, nous avons offert un buffet aux invités et pour l’occasion j’ai acheté une jolie robe que j’ai d’ailleurs toujours – une robe Lagerfeld, toute peinte à la main, où l’on voit en images Paris.

Vyroubova m’avait dit « pourquoi ne faîtes-vous pas des grands stages ? ». Je lui ai répondu que je ne savais pas comment m’y prendre. Elle répondit : « Quand on a fait des études de pharmacie, on peut tout faire. »

Donc, j’ai mis le téléphone de la pharmacie sur celui du studio et les danseurs appelaient à la pharmacie pour dire « j’ai oublié une paire de chaussons … » Imaginez !!

Mais je n’avais pas de professeurs. Les seuls qui se sont d’emblée intéressés étaient un professeur et son épouse que j’avais connus grâce à ma secrétaire, l’ancienne secrétaire des studios Wacker. L’année d’après, Yves Casati m’a demandé des salles car Nora Kiss l’avait autorisé à enseigner ailleurs qu’en son propre studio.

Ainsi de fil en aiguille le Centre a émergé… et les seuls problèmes réels de tout temps c’est le bruit qui peut gêner les voisins !

En tout cas, j’ai été un missionnaire car j’ai l’impression que la danse, et la musique, sont comme des arts désuets de nos jours. Faudrait-il peut être qu’un danseur devienne une célébrité, « people », comme on dit ?

Au début, quand je visitais des studios à Londres ou à New York j’ai vu que ces studios étaient glauques. D’ailleurs, à Wacker, lorsqu’on allait faire pipi et tirait la chasse il fallait sauter vite car les WC inondaient jusqu’au couloir. Pas de douches, pas de tapis dans les vestiaires …

J’ai eu envie d’agrandir, de trouver un deuxième endroit avec des grandes salles et de louer les toutes petites salles de l’Hôtel de Berlize pour autre chose, mais dans le Marais, de telles salles n’existent pas.

Récemment, j’ai été à New York, et j’ai vu de fort beaux studios. Mais on y danse beaucoup plus qu’à Paris, beaucoup plus de spectacles, beaucoup plus de cours. La comédie musicale utilise nombre de bons danseurs aussi. Des touristes viennent de leur province à New York et certains vont assister à trois comédies musicales en une journée.

Boris Kniazeff a enseigné pendant trois ans au Centre. Il est quasiment mort dans mes bras. Quand les professeurs meurent vieux il n’y a plus que leurs élèves à s’en occuper, car ils n’ont pas de vie sociale. Les enfants de Kniazeff vivaient à l’étranger.

C’était un ami. Il voulait jouer aux courses et pour ce faire m’empruntait de l’argent, mais d’abord avec cet argent, il m’achetait un grand bouquet de fleurs. Très russe !
Un de ses élèves, René Lejeune, habite à Nice, et viendra si l’on parle de Boris. Il est devenu antiquaire mais aurait pu être un excellent professeur. Kniazeff aussi aimait beaucoup les belles et vieilles choses et collectionnait des gravures. Il m’a donné une gravure de Gontcharova …

Ce qui me plaisait chez Kniazeff c’est qu’il entraînait les gens, il les poussait. J’aurais un vœu : j’aimerais qu’il y ait un consensus sur sa manière d’enseigner. Car des gens qui ne l’ont jamais connu se réclament de lui.

Par exemple, sa soi-disante proposition de forcer le grand écart – cela dépendait complètement des élèves qu’il avait devant lui. Il s’adaptait aux gens qui étaient réellement dans son cours. Ce n’était pas une méthode codifiée. Une américaine, très souple et qui avait travaillé avec lui, a repris ses cours deux ans après ; sa méthode, elle l’a changée !

En tout cas, je peux vous dire qu’il donnait 25 minutes de barre au sol et ne donnait jamais la seule barre debout. La barre debout venait après et durait de 10 à 15 minutes. Il donnait presque toujours les mêmes exercices au milieu et terminait le cours avec des sauts, très épuisants, et des manèges. Il n’avait pas la fibre chorégraphique et ne donnait pas de grands enchaînements chorégraphiés.

A son époque, c’était le seul à donner une barre au sol. Mais aux USA aujourd’hui c’est devenue une discipline à part entière !

Kniazeff aimait bien montrer par l’exemple. Il y a des moments où ce que l’on a dans la tête correspond à ce que l’on fait, des moments absolument magiques, et cela arrive même parfois avec des gens qui ne sont pas forcément des professionnels ou même de très bons danseurs. Une ou deux fois cela m’est arrivé aussi dans le cours de Kniazeff et il a dit aux autres « voyez, elle n’est même pas danseuse – mais faîtes comme elle ! »
Ces instants me sont restés en mémoire et m’ont permis après de regarder ce que font les autres différemment. La poésie – je la vois partout et en tout temps.