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Exaltants moments de contemplation
par Claire Feranne van Dyk

16 juin 2012

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Pour un jeune danseur, simplement marcher ou bien ne serait-ce que s’exprimer par la pure pantomime n’est pas forcément exercice aisé. De même, « être là » sans même bouger nécessite souvent un réel travail. Le grand art chez un danseur consiste à être encore dans la danse alors que tout mouvement visible a cessé pour faire place à l’immobilité ou bien à se mettre en état de danse avant même de s’être lancé dans le mouvement. Mes maîtres, André René Bertin, Daniel Frank, mais surtout Peter van Dyk y attachaient beaucoup d’importance ; c’est à eux que je pense en vous livrant ces quelques réflexions.

Si l’on fait une comparaison avec la musique, pensons à Mozart chez qui le silence qui suit l’exécution instrumentale est encore de la musique.

Peter van Dyk (1929-1997)
dans Pelléas et Mélisande, chor. van Dyk.
Cliché Peyer. Collection particulière.

De même, la densité du silence ne fut-elle pas une préoccupation de Debussy, notamment dans Pelléas et Mélisande ? Pierre Macherey écrit (L’Avant-scène, 1977 p. 12) « Si Debussy est un compositeur discret, il n’est pas un compositeur muet : les silences de Pelléas sont pleins de musique ! » On était à l’époque du Symbolisme mais aussi à celle du Japonisme avec tout l’intérêt qu’avait suscité alors la culture orientale et les influences qu’elle a pu avoir. Certaines pièces du théâtre Nô sont l’exemple même de l’art de rester immobile ou bien celui du ralenti.

Et cela m’amène à la réflexion que je me suis faite au moment de la transmission : comment faire sentir à un jeune danseur un peu dérouté par cette approche, l’importance qu’il y a à habiter un arrêt visible de mouvement ?

Le premier pas semble être en effet d’habiter son corps, d’en affiner sa perception en dehors d’un pur contrôle lors de l’exécution technique, d’être à son écoute. Et là, justement, les pratiques orientales, avec leur travail sur la respiration peuvent déjà donner des clefs.

Le second pas en serait peut-être d’en comprendre sa fonction.

Quelle qualité dois-je donner à ma pause ? Et pourquoi est-elle là, à ce moment précis ? Quelle en est sa signification, est-elle là pour faire en sorte que l’attention du spectateur soit détournée au profit d’une danse qui se joue ailleurs sur la scène, ou bien au contraire donner de l’importance à ce qu’il veut exprimer ? Ou bien est-ce pour marquer une rupture ?

Et puis, immobilité ne signifie pas « non vie » !

J’ai en tête les explications de Natalia Makarova au corps de ballet des actes blancs du Lac des cygnes pendant ces fameuses pauses, si difficiles à tenir et à exécuter, tant elles sont exigeantes de précision dans la prise d’espace. Elle insistait que chaque danseuse devait rester une ballerine inspirée, même dans le carcan que cela peut sembler être, ou bien dans la fonction purement décorative, stylistique voire ornementale que cela pourrait évoquer.

De même il ne faut pas oublier l’importance du regard. Selon le contexte bien sûr ce regard peut être focal ou au contraire lointain et flou, il peut suivre une trajectoire bien précise, ou bien rester fortement introspectif, traduire un état de rêverie, de colère, etc. …

Avec un regard juste, le corps suivra plus facilement un chemin juste. Ce regard serait comme une anticipation aidant à trouver la bonne pose.

Il faut se poser également la question du rapport à la musique.

J’ai souvenir de cette sorte de griserie qu’il y avait, alors que tout mouvement était interrompu, à écouter le flot de la musique, à l’absorber dans tout son corps, un peu comme une caisse de résonance, et cela sans aucun mouvement autre que celui de le respiration… ou bien à épouser le silence musical… Ce sont des moments exaltants de contemplation qu’il faut laisser venir à soi !

Quelle sera la qualité de cette immobilité : tension ou au contraire abandon, ou bien moment de suspension ?

Là aussi l’exercice peut sembler difficile : faire tomber le tonus, surtout si ce moment de pause intervient après un passage fortement dansé voire virtuose, n’est pas forcément chose évidente !

Que dois-je faire de mes bras, de mes mains, que dois-je projeter ? - et là intervient l’importance du plexus et du dos !

Comment m’y prendre pour que ma pause ne soit pas factice et artificielle mais habitée ou tout simplement signifiante ?

Voici quelques questions qui pourraient aider l’apprenti danseur dans cet exercice qu’il n’a pas forcément eu le temps d’appréhender. De même, en se nourrissant d’autres apprentissages culturels, il pourra saisir l’importance du « non-mouvement ». Le philosophe Héraclite s’est penché sur la question de l’immobilité.

En poésie, Gaston Bachelard n’a-t-il pas dit : « Pas de grand poème sans silence. Il semble que pour bien comprendre le silence, notre âme ait besoin de voir quelque chose qui se taise. » (L’Eau et les Rêves, p.258, Ed. Corti).
La qualité de l’immobilité fera de ce danseur soit un interprète soit un simple exécutant.

Rambouillet, mai 2012

Claire Feranne van Dyk est ex-soliste du Ballet du Rhin, du Grand Théâtre de Genève, de l’Opéra de Bonn et professeur coordinateur au Conservatoire de Rambouillet, chargée des épreuves EAT/DE.