Auguste Vestris


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L’En dehors entre liberté et stabilité
par Soahanta de Oliveira

4 février 2012

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Pour donner à voir la légèreté, l’envol, la non-pesanteur, propres à l’élévation, le danseur use de toute une palette d’élans qu’il génère en lui-même, dans sa posture. Il les projette ensuite dans l’espace à la conquête de la verticale et du saut. C’est dans l’en-dehors qu’il puise en grande partie son plein potentiel physiologique et expressif.

Durant la seconde moitié du XXe siècle se manifeste un souci croissant de positions des pieds toujours plus précises, en même temps que la recherche d’une amplitude maximale de la rotation externe, allant parfois jusqu’à dépasser l’angle de 180 degrés formé par les deux pieds.

Emportés, contraints ou influencés par ces exigences nouvelles, les danseurs d’aujourd’hui font chaque jour le pari de préserver la dynamique posturale ascensionnelle (portée vers le haut), qui fonde et caractérise la danse classique.

C’est ainsi que l’interprète « présente l’intérieur du talon », « tourne sa jambe en dehors », « avance l’intérieur de la cuisse » dans cette attitude déployée vers l’extérieur et ouverte à la communication. Il met alors les jambes au service de son art, et elles donnent à voir toutes sortes de qualités. Vouées à la locomotion chez tout un chacun, elles se chargent ici d’expressivité.

Cette adaptation pour la danse n’en élimine pas moins la fonction première des jambes. Tout en dansant, elles continuent de porter, transporter, déplacer le danseur dans l’espace. Cette double mission - locomotion et expressivité - se peaufine, se travaille patiemment dans la succession des exercices pratiqués quotidiennement à la barre. Ces exercices intègrent la recherche et l’affinement de l’en-dehors, celui-ci devant toujours être coordonné avec le haut du corps.

L’en-dehors élargit la gamme de mouvement possible, en facilitant l’équilibre et l’aplomb.

D’un point de vue physiologique, la rotation externe de la hanche (pourvu qu’elle ne soit pas forcée), assure la stabilité articulaire sur la jambe portante. L’équilibre est plus bien plus sûr que sur une jambe parallèle ou en dedans.
La rotation externe de la jambe de l’air permet une vaste amplitude de mouvement : le grand trochanter du fémur va vers l’arrière et dans la flexion il s’abaisse. Associés à l’ouverture (abduction), les levers de jambe sont facilités, plus amples.

La conformation de la hanche seule ne permet pas une ouverture à 180 degrés : des ligaments antérieurs sont mis en tension et limitent le mouvement. Par contre, en raison du poids du corps, sur la jambe de terre le pied peut s’ouvrir à 90°, mais souvent au prix de contraintes au niveau du pied, de la cheville et du genou. Peuvent alors survenir des compensations au niveau du bassin et du haut du corps qui entravent tant le placement que la danse, et peuvent entraîner des pathologies.

Dans les manuels de la danse classique sont fort heureusement conservées les figures, les formes et la décomposition des pas. Il ne faut cependant pas oublier que celles-ci sont nées d’une dynamique de mouvement. A l’intérieur de cette dynamique, on passe à travers ces figures et ces formes : « L’en-dehors est un moyen et non une fin », nous dit Daria Gordon Dadoun.

L’en-dehors est ainsi un mouvement sans cesse modulé au service des pas dansés. Il est difficile de l’envisager séparément du flot de la danse. Bien au-delà de simples positions des pieds, il fait partie de l’engagement entier du corps dans l’action.

Au niveau postural, la rotation externe des têtes de fémur provoque naturellement le recul de la cage thoracique. G’, le centre de gravité du haut du corps (tronc-bras-tête) est en arrière de l’axe trans-coxo-fémoral. Cependant cette compensation peut être trop « passive » et exagérée si la position des pieds est forcée. Ce mouvement horizontal de G’ vers l’arrière, provoque alors des tassements multiples (lombaires, hanches, genoux...), gommant l’attitude légère et s’élevant vers le haut.

Serge Lifar, vers 1923
« Le croisement des jambes pris à partir des appuis des pieds tend automatiquement à l’organisation spiralée, les épaulements et la suspension du torse. »

Anticipée par l’intention d’élévation (mouvement vertical ascensionnel) des dorsales, de la nuque et du regard, l’en-dehors provoque une ouverture, une expansion du haut du corps dans l’espace et vers le haut, et permet l’ajustement postural de la colonne vertébrale qui rend le mouvement investi dans son ensemble.

Ou encore, l’ancrage dans le sol stimule la réaction des pieds, quand le poids du corps est bien réparti. Si cette action a précédé le mouvement, le repoussé dans l’en-dehors peut traverser le bassin, ériger et propulser le torse vers le haut. L’ajustement de la colonne vertébrale s’organise alors.

Ces deux stratégies posturales se succèdent en permanence, en fonction de la musicalité des pas, des intentions. Elles organisent la cohérence globale du mouvement et des forces qui circulent de haut en bas et de bas en haut. Elles permettent l’équilibration fine.

Alla Shelest-
« L’en-dehors provoque une expansion du haut du corps dans l’espace et vers le haut... »
Collection Faina Rohkund, avec la permission de M. Haegeman

Pour pouvoir croiser les jambes en 4ème ou en 5ème position (en adduction et rotation externe), la danse classique tire profit des lois du mouvement et de la physiologie grâce aux épaulements qui organisent les spirales du tronc à partir de chaînes musculaires spécifiques – dès que les directions « terre » et « ciel » sont présentes. En accentuant la suspension vers le haut de la cage thoracique, les spirales qui se jouent à la périphérie (épaules/côtes) mais aussi autour de l’axe vertébral, vont alléger la compression sur les têtes de fémur. Les jambes peuvent alors se croiser tout en étant en dehors.

Mais aussi, le croisement des jambes pris à partir des appuis des pieds tend automatiquement à l’organisation spiralée, les épaulements et la suspension du torse. Si les épaulements peuvent être plus ou moins marqués en fonction des styles, il convient cependant de ne pas inhiber voire entraver, cette dynamique spiralée. Elle permet les modulations fines, rend l’ajustement des mouvements possible dans les trois plans.

Le dos, carte sur laquelle l’en-dehors grave ses transformations...-et parfois ses dérives
 Classe d’Alexander Pouchkine, Théâtre Maryinskii, vers 1969-(Mikhail Baryshnikov est à gauche au premier rang).
Dans Alexander Pushkin, par Gennady Albert, NYPL, 2001

Observer, nourrir le mouvement d’en-dehors au cœur même de l’habileté technique et expressive qui se trame, parait essentiel. L’intégrer dans l’engagement global du corps en mouvement, tout en travaillant sur le potentiel offert par la physiologie, permet l’efficacité, la qualité de la danse et le respect des structures musculo-squelettiques du danseur. La virtuosité est compatible avec la prévention et peut s’améliorer, se construire à partir des possibilités de chacun.