Auguste Vestris


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Considérations sur l’En-dehors et la cinquième position,
singularité de la danse classique occidentale
par le Dr Philippe Nuss

4 février 2012

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L’en-dehors n’est pas un état passif du corps. Il naît autant de la détermination de présence du danseur que de sa capacité d’appui au sol.
En effet, si bio-mécaniquement, la rotation externe de la tête du fémur constitue l’essentiel de l’en-dehors, cette rotation (ainsi que la rotation tibiale et du pied) exige que le bassin soit ni antéversé ni rétroversé. Pour y parvenir, seul l’appui ferme et déterminé du danseur contre le sol donne le point fixe à partir duquel, en allongeant le bas du dos, le bassin peut être positionné de façon optimale sans perdre sa mobilité.

Cet allongement du bas du dos correspond à un espacement des corps vertébraux et notamment des vertèbres lombosacrées, exercice difficile à percevoir intuitivement car le mouvement est infime et implique en réalité le placement de l’ensemble du corps.

En raison de la complexité de ce travail biomécanique, certains pédagogues, tels Madame Nora Kiss, avaient compris l’utilité de la métaphore. Ainsi Madame Nora disait : « Vous voulez être légers et en-dehors ? Mettez d’abord tous vos kilos sur le sol et repoussez-vous de lui afin de pouvoir vous tirer vers le haut. Faîtes alors comme si vouliez laisser passer la lumière entre vos vertèbres. » Une fois ce travail de poussée et de traction accompli, ainsi que les corrections qu’elle venait de faire, elle demandait soudainement à l’élève : « Regarde-toi dans la glace : alors, qui vois-tu maintenant ? » laissant entendre que cet effort positionnel permettait au sujet de se considérer maintenant comme danseur.

Ainsi être en-dehors n’est-il pas un état, mais un choix, celui d’être danseur.
La marche de tous les jours n’a pas de volonté d’en-dehors ; elle transporte jusqu’à une destination qui est sa finalité. Dans la danse classique, l’en-dehors permet à l’artiste que sa trajectoire soit le but même de son effort et lui permet aussi d’écrire sur tous les plans de l’espace.

L’en-dehors,-une dynamique !
Nadia Nerina et David Blair en Lise et Colas, -vers 1962

Dans les deux grandes traditions où l’en-dehors est fondateur, la position du danseur est fondamentalement différente. Aux Indes, le danseur s’annule en tant que singularité. Sa présence entière est l’incarnation d’un universel. Son corps met en scène le mouvement général du monde dans une perspective cosmique et intemporelle. Il incarne par exemple un Dieu, un principe. Tandis que le danseur classique occidental est sur scène en tant qu’individu, en tant que sujet, qui s’inscrit dans un rapport différent au temps et à l’autre au moyen d’un développement narratif temporel qui a un début, un développement et une fin. Néanmoins, ici encore, l’en-dehors permet au danseur d’être messager et témoin d’un universel métaphysique.
Dans la danse, la trajectoire, les pas, les rapports à l’espace et à l’autre constituent indéniablement un langage.

Or, la cinquième position manifeste en quelque sorte l’essence de la différence entre le danseur occidental et celui du sous-continent indien. La cinquième concentre en effet la notion d’affirmation du sujet et d’énonciation.

Unique à la danse classique occidentale, la cinquième position est ainsi à la fois la Majuscule qui commence la phrase et le Point qui la finit. Elle est aussi présente en filigrane à chaque mouvement de danse comme lieu de référence, inscrivant à chaque instant danseur et spectateur dans une trame narrative commune. En cela, la cinquième position s’apparente à la tonalité fondamentale dans une œuvre de musique classique, tonalité qui nous situe à travers toutes les modulations, si lointaines fussent-elles.

L’alliance épaulement/en-dehors (ou sujet/forme narrative) permet une grande richesse expressive en même temps qu’elle expose l’artiste à la totalité de l’espace. Par exemple, dans la promenade, et quoique la pose du danseur reste fixe, le changement de son rapport à l’espace permet une infinité de nuances expressives. Si cette alliance/tension disparaît on observe une succession de positions vides de sens, le corps souffre et fait souffrir le spectateur. La danse devient gesticulation.

La dynamique générée par l’en-dehors, mettant en tension sol, corps et espace génère un discours artistique qui retient l’attention du spectateur et vivifie la pensée et l’émotion. Il s’agit, on le comprend, d’une tension dialectique et non pas d’une juxtaposition. Ainsi la danse s’éloigne de la rhétorique pour rejoindre la poétique.

Le Docteur Nuss est élève de Nora Kiss. Ancien membre du Scapino Ballet, il est actuellement médecin des hôpitaux et chercheur au CNRS.