L’En-dehors dans la pensée d’Enrico Cecchetti amplifier les mouvements du coeur et de l’esprit
par Julie Cronshaw (FISTD)
4 février 2012
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Londres, janvier 2012
Dans la vie de tous les jours, l’être humain marche dans une opposition naturelle, le poids légèrement vers l’avant du pied et les pieds légèrement en épi. Sans trop y penser, nous marchons, sautillons, gambadons, courons et sautons grâce à cette posture et cet équilibre que nous avons adoptés au fil de l’évolution.
Par rapport aux possibilités pratiquement illimitées de mouvement que permet l’en-dehors, la posture à pieds parallèles est très contraignante et pas seulement sur le plan physique. La profession même d’acteur, de chanteur lyrique, de danseur exige d’aller au-delà du rayon rapproché et d’amplifier aux fins expressives les gestes même les plus simples. Il faut donc déplacer le poids du corps légèrement vers l’arrière, vers les talons, et poser ce poids bien au- dessus du bassin.
Ainsi, l’homme de théâtre se trouve à être plus élancé vers le haut, plus redressé que l’homme de la rue, tandis que les jambes et les pieds se tournent vers l’extérieur, aidant le corps à trouver son équilibre dans ce nouvel ajustement. La séquence est alors celle-ci : d’abord le corps se replace sur son axe, et ensuite seulement les membres se tournent en-dehors.
Une fois le poids replacé au-dessus du bassin et les jambes tournées vers l’extérieur, que ce soit discrètement comme chez l’acteur et le chanteur lyrique, ou de manière plus dynamique comme chez le danseur classique, nous pouvons penser à créer les positions.
D’abord, nous engageons la musculature posturale du torse afin que le corps continue à « quitter » les jambes pour s’élancer vers le haut ; cela a comme effet de créer une espace plus vaste qui facilitera l’action de l’en-dehors dans le bassin. Conclusion : plus il nous faut tourner, plus le corps doit s’élancer vers le haut et quitter le bassin.
Il est tout à fait faux de parler des cinq positions comme des positions des pieds. Les cinq positions du corps sont en réalité la manifestation visible d’un potentiel dynamique, que seul l’en-dehors va pouvoir déclencher. Ni ces positions, ni ce potentiel dynamique ne pourraient surgir à partir d’une posture à pieds parallèles.
Ainsi, les première et seconde positions correspondent au mouvement vers le haut et à des formes d’action rotative sur le plan traversant (vers le côté, sideways), alors que les troisième, quatrième et cinquième positions correspondent à une famille plus vaste d’action rotative : s’élancer vers le haut en même temps que vers le côté, vers l’avant ou l’arrière. La cinquième position, connue de la seule danse classique occidentale, permet aux hommes surtout de déclencher la pleine puissance des oppositions aux fins d’une virtuosité transcendantale.
A l’école du Théâtre Maryinskii à la fin du XIXe siècle, où ont été formés nombre des plus grands danseurs de tous les temps, les critères de sélection aujourd’hui en vigueur (hyper-mobilité et facilité extrême innée de l’en-dehors) n’existaient pas.
Cecchetti et Anna Pavlova, années 1920
Aucun des artistes qu’Enrico Cecchetti avait accepté de recevoir dans sa Classe de Perfection n’avait un corps que nous appellerions « parfait » – loin de là. Comment alors faisaient-ils pour maîtriser les exercices donnés par Cecchetti, dont beaucoup paraissent d’une difficulté proche de l’insurmontable à notre génération ?
Afin d’y répondre, soulignons que le célèbre Manuel de Cecchetti ne consacre que quelques lignes à peine à l’en-dehors. On peut supposer que Cecchetti le voyait comme le fruit nécessaire et inévitable d’une dynamique et non un objet en soi. C’est pourquoi il nous sera peut être utile de considérer une notion qui se trouve au centre de l’enseignement de Cecchetti, celle de l’Aplomb, en relation avec l’en-dehors.
Telle que je comprends la progression des principes des Jours de la Semaine de Cecchetti, le Lundi (Les Assemblés) semble bien être consacré à l’étude de l’aplomb : trouver son centre, le centre de gravité, puis apprendre à revenir vers ce centre et le stabiliser dans le mouvement.
C’est le corps, le torse, qui se déplace en premier, en activant les muscles posturaux. Ces muscles existent pour soutenir le corps, ce qui libère les muscles de la jambe pour l’action de la danse.
La tête commande !
La rotation n’a pas lieu dans la seule articulation du bassin : l’impulsion, aussi surprenant que cela puisse paraître, vient des yeux et de la tête.
L’en-dehors – le mot lui-même nous renseigne sur son essence, qui est celle d’aller vers ce qui est en-dehors de nous - est la manifestation d’une attitude positive et avenant vis à vis du monde extérieur. C’est ce que veut dire Cecchetti lorsqu’il écrit la tête (…) est légèrement levée, les traits sont vifs et expressifs ». La ligne des yeux sera donc juste au-dessus de la ligne d’horizon ou si vous voulez, au-dessus des places d’orchestre dans un théâtre à l’italienne. La tête flotte sans tension aucune sur le cou bien long, en ligne droite au-dessus des épaules, ligne prolongée d’un seul trait vers le bassin. A aucun moment les épaules doivent-elles partir vers l’avant ni être tirées vers l’arrière.
Pour Cecchetti, l’en-dehors n’est pas affaire des pieds ou des positions, mais se réfère à la notion « d’être bien redressée » ou en ses propres mots, « le corps est alerte, bien droit et perpendiculaire au-dessus des jambes, sauf en attitude ou en arabesque... » Une fois le corps perpendiculaire sur son axe, l’en-dehors devient un processus de travail autour de cet axe. Pour illustrer : une main sur la barre, adoptez une petite première. Concentrez-vous sur la sensation d’une ligne de verticalité qui descend le centre du torse et se prolonge jusqu’au sol. Engagez les muscles de l’arrière des jambes et le bas-abdomen, laissez tomber le coccyx, alignez les épaules au-dessus du bassin et posez la ligne du regard juste au-dessus de la ligne de l’horizon, tout en étant conscient du torse qui monte comme si vous vous élanciez vers le haut. Sur le sol, telles les racines d’un arbre, le poids se repartit à partir du talon vers les orteils sans jamais se déporter sur le devant du pied.
Sans perdre ce fil de verticalité, une main toujours sur la barre, faites un battement dégagé à la seconde. L’élan dynamique vers le haut continue-t-elle ? Ou seriez-vous par hasard affalé sur la jambe de terre ? Refermez en première. Ouvrez de nouveau en battement dégagé à la seconde et cette fois-ci, faîtes l’expérience de déporter le poids légèrement vers la barre et vers l’avant-pied. Cette fois-ci, la sensation de s’élever comme « au-dessus » de soi s’estompe à toute allure, tandis que le poids du corps vient se loger sur la jambe de terre, l’obligeant à faire le travail pour lequel le torse est pourtant désigné.
Voyage des spirales et volume
Par contre, si l’on ouvre le battement dégagé sans permettre le poids du corps de s’affaler sur la jambe de terre, la disposition en spirale de la musculature se tournant en-dehors va s’enclencher de haut en bas.
Voici la notion d’aplomb telle que les danseurs la connaissaient « instinctivement » à l’époque de Cecchetti. L’en-dehors devient alors un outil terriblement performant par lequel le danseur atteint une plénitude tant du point de vue de la biomécanique que de celui de l’expression.
Le voyage de la première spirale naît sur la crête extérieure de l’omoplate et procède vers le haut et vers le centre du dos.
La deuxième spirale s’enclenche dès que le danseur repousse les deux talons dans le sol pour ouvrir la jambe libre : la spirale descend à l’arrière de la jambe libre, s’enroule autour comme un ruban de canne à sucre sur l’arbre de Noël, et apparaît devant le genou ; puis il s’enroule sur l’extérieur du mollet et enveloppe l’extérieur de la cheville pour ensuite réapparaître sur le devant du talon et terminer son parcours sur le grand orteil.
La position à la seconde n’est donc pas un alignement frontal, plat et en face, mais plutôt une disposition tridimensionnelle du corps (volumétrique et non pas de géométrie plane).
Dans la méthode Cecchetti le danseur apprend à se tenir dans le torse et non pas sur la jambe de terre. Une fois qu’il saura se tenir sur la ligne d’aplomb, les deux côtés du corps seront activés simultanément si bien de manière différente.
Par contre, si, à la barre, le danseur permet au poids du corps de se déporter sur l’avant-pied, le côté près la barre aura tendance à être inerte ; dès que le danseur ira se placer au milieu, cette inertie, devenue un automatisme, persistera. Se débattant sans le secours de la barre pour contrôler l’en-dehors dans l’action de la danse, il risque d’appliquer une force excessive à toute la jambe, entravant le mouvement et à moyen terme, provoquant une hyper-trophie musculaire.
Quelques paradoxes du mouvement dansant
Comment la ligne d’aplomb se maintient-elle dans le mouvement ?
Dans la vie courante, on marche les bras ballants dans une tranquille opposition au rythme des pas. Les lois naturelles du mouvement font qu’a chaque action correspond, et sans injection d’énergie supplémentaire, une action en opposition, de force équivalente. Dans le cas du battement dégagé, tandis que le talon de la jambe libre repousse dynamiquement le sol en quittant la cinquième position, la force initiale s’exerce vers le bas et sur tout le plan arrière (dorsal) du corps. Afin que le potentiel de cette poussée dynamique se réalise, elle doit cependant être stabilisée grâce à l’action d’une deuxième force, ascendante cette fois et qui parcourt le plan frontal (ventral) du corps. Cette force ascendante soulève le torse, créant une distance par rapport au bassin ; en revenant vers le centre harmonique – le cœur – elle continue sa remontée jusqu’à la tête, centre de l’équilibre.
Voilà un processus double d’une grande et paradoxale vigueur : en tournant tout son corps en-dehors, le danseur le fait en même temps s’élever vers le haut ! D’ailleurs l’un des éléments de surprise typiques de la danse classique est le fait que le danseur semble toujours aller vers le haut tout en se déplaçant de côté, vers l’arrière ou vers l’avant !
Dans la Méthode Cecchetti, les trois premiers principes physiques, tels que je les comprends, sont structurels : l’aplomb, l’opposition (épaulement) et l’en-dehors. A partir de ces principes, découlent trois autres principes qui concernent le mouvement dans l’espace : le transfert de poids (la famille des jetés), le plan aérien (la pointe, la batterie), et la maîtrise dynamique de l’espace (le grand allegro, grand fouetté sauté).
Pourquoi est-ce que Cecchetti utilise le terme classical theatrical dancing (la danse classique de théâtre) ?
Au fil des millénaires les artistes ont œuvré sur la danse, le chant et le jeu d’acteur afin que ces Formes puissent être vues et comprises dans un lieu public : le théâtre. C’est dans un théâtre où ces êtres humains, ayant suivi une formation longue et ardue, transportent leurs prochains par le jeu de l’esprit dans des domaines qui autrement leur seraient inaccessibles. Dans le cas du danseur classique plus spécifiquement, la raison d’être de l’en-dehors est de faire parler le corps, de le transformer en véhicule d’idées et d’émotions nouvelles avec lesquelles l’homme de la rue souhaite ardemment communier. En adoptant l’en-dehors, le danseur permet à des processus qui prennent leur origine dans le cœur et dans l’esprit, de s’amplifier et de rayonner pour embrasser en quelque sorte, le Monde.