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L’En dehors, des Indes à l’Occident
Dans la même rubrique L’En dehors entre liberté et stabilité Considérations sur l’En-dehors et la cinquième position, singularité de la danse classique occidentale L’En-dehors dans la pensée d’Enrico Cecchetti amplifier les mouvements du coeur et de l’esprit The Turnout in the Work of Enrico Cecchetti Amplifying Outwards, the Movements of the Heart and Mind The Turnout and the Tree of Life L’En-dehors et l’Arbre de la Vie
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L’En-dehors et l’Arbre de la Vie
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A Otranto dans les Pouilles se trouve une Cathédrale dont tout le sol est formé d’une mosaïque datant de l’an 1000 environ. L’artiste qui l’a signée, le moine Pantaleone, place la civilisation indienne, symbolisée par des éléphants à petite oreille, l’éléphant asiatique, à la racine même de l’Arbre de la Vie.
Faut-il s’étonner que pour retrouver les premières traces de l’En-dehors, cette grande découverte de l’esprit, il faille remonter à l’une des premières, sinon la première, grande civilisation qui nous est connue ? Civilisation dont l’indiscutable réussite se manifeste par la foisonnante vie des 1,5 milliards d’habitants du sous-continent Indien.
D’emblée, le rôle spirituel de la danse y est fondamental. Ainsi, des temples aussi imposants que Notre-Dame de Paris ou la Cathédrale de Reims y sont dédiés, tels le Temple Hoysaleswara à Halebid dans le Karnataka ou celui de Minakshi à Madurai (voir figure 3). Sur les innombrables sculptures, bas-reliefs et fresques, à la place des saints et des prophètes de nos églises – la danse, souriante, nous tend ses bras !
Du Xe au XVIIe siècle apr. J.-C., ont été construits cinq temples dont la statuaire représente tous les 108 karana (proto-enchaînements) du système de danse indien : Rajaraja ou Brideshwara à Thanjavur (Xe siècle), Sarangapani à Kumbakonam (XIIe siècle), Nataraja à Chidambaram (fondé au XIIe siècle), Arunachalesvara à Tiruvannamalai (XVIe siècle) et Vriddhagirisvara à Vriddhachalam (fondé au XVIe siècle).
Or, fait unique et qui nous interpelle, est que l’En-dehors est omniprésent dans la statuaire de danse sacrée, et quelle que soit la Province. Les principes techniques représentés découlent tel père et fils des sceaux harappéens du 2e millénaire av. J.-C.
![]() Cinq temples dédiés à la danse
| ![]() Aile du Temple dédié à Shiva, Chidambaram
(XIIe siècle apr. J.-C.)
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La civilisation harappéenne et la découverte de l’En-dehors
Sur les territoires modernes de l’Afghanistan, du Pakistan et de l’Inde, s’étalait la civilisation dite de l’Indus ou harappéenne. Perdue de vue jusqu’en 1920 (!) ses traces – de nouvelles découvertes se font pratiquement tous les jours - sont d’une importance capitale pour la compréhension de l’histoire du monde, mais sont aujourd’hui menacées par les bombardements incessants de l’aviation occidentale dans la région.
Entre 2600 et 1700 av. J.-C. les Dravidiens, déplaçant un peuple d’origine australienne (les Munda actuels), et précédant les Indo-européens (Aryens), fondèrent dans la vallée de l’Indus maintes villes dont les principales qui nous sont connues étaient Mohenjo-Daro, Harappa et Lothal.
Construites en pierre et en brique, ces villes disposaient des systèmes de contrôle des eaux les plus avancés de l’Antiquité – réservoirs, puits et égouts souterrains d’une remarquable efficacité et technicité. Très mathématiciens, les Dravidiens avaient déjà inventé des systèmes de mesure et de pesée destinés au commerce et aux échanges avec l’Arabie, l’Asie occidentale et centrale et le reste de l’Inde. Ils avaient aussi créé une écriture que des dizaines d’érudits s’efforcent actuellement de déchiffrer et qui antidate de quelques siècles les inscriptions protosinaïtiques de Serabit el-Khadim.
La culture harappéenne s’étendait au sud jusqu’à l’actuel état de Gujarat, près la ville de Lothal sur le Golfe de Cambay.
A Lothal, les chantiers navals, datant de l’Age de Bronze, s’étendaient sur 37 mètres par 22 mètres et devaient former la plus grande œuvre d’architecture maritime du monde préchrétien. Quant au port lui-même, destiné au commerce avec la Mésopotamie et l’Arabie, il était immense, pouvant accueillir des dizaines de bâtiments de haute mer.
Ce peuple connaissait le système décimal. Les briques retrouvées à Lothal sont formées « à l’industrielle » dans une proportion parfaite de 100 x 50 x 25. Parmi leurs innombrables « importations » d’il y a 4000 ans : des sceaux du Bahreïn, des figures en terre cuite sumériennes et des objets égyptiens.
Il s’agissait donc d’une culture très avancée.
Découvertes en 1958, les peintures rupestres des abris sous-roche de Bhimbetka dans l’état de Madhya Pradesh, représentant un proto-Shiva, dateraient d’environ 3000 av. J.-C.
Peu après, sur les sceaux harappéens datant d’environ 2000 av. J.-C., le proto-Shiva est représenté les genoux pliés, fléchis, et toujours en-dehors.
Dans la plaine fluviale de l’Indus des pots en argile historiés, quelques très rares sculptures ainsi que plus de cinq mille sceaux en argile vieux de près de 4000 ans ont été trouvés par les archéologues.
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Proto-Shiva sur des sceaux harappéens (vers 1800 av. J.C.). A l’origine, ce Dieu apparaît dans la forêt. Noter l’En-dehors du bas du corps et la tenue très particulière des bras, l’humérus tourné en-dedans, le radius en-dehors ; ceci est caractéristique du torse humain en posture en-dehors, et que l’on retrouvera dès lors dans toute la danse classique indienne, puis occidentale. |
Ces divinités harappéennes, très souvent représentées sur les sceaux, apparaissent invariablement dans une position que nous appellerions maintenant Yogique, les jambes repliées et tenues en-dehors, le haut du corps répondant à cet En-dehors. Il est fondamental de souligner que la « barre » du danseur professionnel indien est encore aujourd’hui constituée par deux heures d’exercices yogiques, dont une grande partie est de fait un travail sur l’En-dehors.
Est-il jamais question explicitement de l’En-dehors dans les textes sacrés ?
Face à la décadence et à l’abattement moral qui se généralisent sous le joug britannique, le mouvement nationaliste indien resurgit au début du XIXe siècle.
Parmi ces premiers nationalistes, le Quatuor Tanjore : ces quatres frères se nomment Chinnayya (1802-1856), Ponnayya (1804-1864), Sivanandam (1808-1863) et Vadivelu (1810–1845). Ils sont maîtres de danse dans l’état de Tanjavur auprès du roi Serfoji II (1798-1832).
Les Quatre Frères sont les grands rénovateurs du Bharat Natyam et de la pensée théâtrale en général. Pour ce faire, ils sont revenus aux sources et notamment, au célèbre écrit dit Natya Shastra, rédigé vers 200 (?) av. J.-C. par Bharatamuni.
Le Natya Shastra distingue déjà entre la danse académique et les danses régionales ou populaires dont elle se nourrit ; il est à la fois commentaire et développement des Nata Sutras, qui datent probablement de la période Védique (1700-1000 av. J.-C.) et sont attribués aux érudits Shilalin et Krishashva.
Les Védas, c’est-à-dire la Science (Véda, racine VD qui veut dire à la fois VOIR et SAVOIR cf. l’italien Vedere, l’anglais Wit, l’allemand Wissen…) sont des écrits sanskritiques. Les plus anciens, au nombre de quatre et datant d’environ 1700 av. J.-C., sont issus de deux principaux courants de pensée : le dravidien et celui des peuples aryens envahissants.
Les hymnes du premier Véda dit Rg Véda sont encore récités de nos jours aux Indes ; d’interprétation ardue, au fil des siècles leur sens a pu être méconnu.
C’est alors que le Natya Shastra, que certains appellent le Cinquième Véda, a été rédigé par Bharatamuni afin de rendre précis, intelligible et accessible à tous les hommes au moyen de la musique, la danse et le geste mimique, la sagesse des quatre Védas.
Le sujet du Natya Shastra est donc l’étude de la Vérité. L’homme se doit d’explorer les principes scientifiques qui, dans les mots du professeur Vijaya Rao, « provenant du domaine de la pensée, et donc de l’impérissable, relèvent de l’immortel et de l’éternellement valable. »
Ainsi, on ne peut considérer la danse classique du sous-continent indien autrement qu’en tant qu’expression capitale de leur théologie et cosmologie.
Le savant petersbourgeois M.V. Orelskaya, aujourd’hui professeur à l’Université de Pune en Inde, a entrepris la tâche de comparer les manuscrits existants aux Indes et d’établir pour la première fois un dictionnaire des termes de danse utilisés depuis les temps les plus reculés.
![]() La posture Ardha-Mandali Dr. Vempathi Chinna Satyam-Réformateur de l’Ecole dite Kuchipudi Dans l’étude Abbild des Göttlichen, le professeur Vijaya Rao écrit : « La posture Ardha-Mandali revêt une signification non seulement esthétique et thérapeutique, mais permet au danseur de passer vers n’importe quelle position sans devoir au préalable déporter le poids du corps ni intercaler d’autres pas ou mouvements, ce qui aurait comme effet d’interrompre le flot de la danse et d’entraver le rythme. La posture Ardha-Mandali est également une forme de posture de veille, à partir de laquelle partent des vagues de mouvement harmonieux. » Ceci est indispensable à la création d’un cadre de concentration et de tranquillité spirituelle dans la salle de spectacle, où le danseur va pouvoir accomplir sa mission qui, selon le professeur Rao « est non seulement d’élever l’état de conscience du public, mais de maintenir cet état élevé de conscience tout au long sans faillir et sans laisser s’installer des tensions nocives ». ![]() Le professeur Sharmila Sharma en représentation
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Or, il semblerait bien que nulle part dans ces traités il soit question de l’En-dehors en tant qu’objet intellectif spécifique. Le sous-continent indien ne semble pas même avoir inventé de mot ou de terme qui y corresponde !
Comment expliquer cela, alors que l’En-dehors est, nous venons de le voir, partout aux Indes ?
Les spécialistes ainsi que les textes que nous avons pu consulter amènent à l’hypothèse suivante : dans la pensée du sous-continent indien, aucun trait technique de la danse ne peut ignorer sa vocation sacrée. Or, l’En-dehors est depuis la nuit des temps une donnée technique intrinsèque à la danse de théâtre sacrée. C’est l’En-dehors qui permet d’aller vers l’Autre et vers les Cieux.
D’autre part, si le danseur indien peut à nos yeux sembler de prime abord très faiblement en-dehors dans une petite première ou troisième, dès qu’il prend une pose ou se déplace, toute la dynamique de l’En-dehors éclate à la vue de manière évidente. La notion de l’envol, typiquement chrétienne, et unique à la danse classique européenne, est conditionnée par la découverte ultérieure de la cinquième position (voir la contribution du Dr Nuss dans cette brochure).
Pour le sous-continent indien donc, ce qui détermine la qualité de l’En-dehors est sa dynamique, démontrée ci-dessous de manière exemplaire par le professeur Sharma. L’En-dehors est ainsi une attitude de toute la personne, de tout le corps et de tout l’esprit. Il est le sine qua non de l’expression, plutôt qu’une position des pieds voire des jambes.
Pour mieux comprendre : si, en Europe, on demandait à un chanteur lyrique « faites-vous du bel canto ? », il rirait à gorge déployée. Car tout l’édifice du chant lyrique européen se fonde depuis la Renaissance italienne sur la technique de bel canto. C’est comme lui demander s’il chante !
Néanmoins, en Europe nous persistons à croire que l’En-dehors est un objet, sécrété par les seuls pieds en cinq positions verrouillées.
Alors, pourquoi l’En-dehors ?
L’être humain qui marche de manière naturelle, marche avec les pieds en épi, car afin de se redresser et de se tenir debout plutôt que confortablement accroupi à quatre pattes, Homo Sapiens a dû passer, bien que très faiblement, En-dehors.
La marche est une activité fonctionnelle qui n’est réellement efficace qu’en allant de l’avant. De même, l’enfant dans la cour de récréation sautille et gambade, les pieds en épi certes, mais en-dehors, non ! Idem pour les danses sociales et militaires, qu’elles soient anciennes ou modernes. On avance et, péniblement, on recule, voilà tout.
Ci-contre, un exemple typique de toutes les autres formes de danse existantes dans le monde. Il s’agit d’une danse cultique vouée à Cybele et dansée en Macédoine au début du IIIe siècle av. J.-C.
D’En-dehors, Nenni.
L’étude des sculptures, bas-reliefs et poteries de l’Antiquité ne nous fournit pratiquement aucun exemple qui eût pu de près ou de loin faire imaginer que les Grecs ni même les Etrusques, pourtant d’une très haute civilisation, eussent connu l’En-dehors.
Cette idée est donc singulière, et semblerait être unique au sous-continent indien.
C’est dans la vallée de l’Indus il y 4000 ans que des savants-danseurs ont décidé que la marche en épi ne leur suffisait plus. Pour exprimer l’Idéal, l’homme doit libérer le torse et pour ce faire, stabiliser le bas du corps. L’En-dehors élargit le polygone de sustentation, dissocie le torse du bas du corps et redresse le corps entier vers le haut de plusieurs centimètres.
Dès l’instant où l’homme décide d’aller vers son prochain et d’exprimer au moyen du corps des idées et émotions autres que les plus élémentaires, et surtout son aspiration vers le Transcendant, il se met à explorer tous les plans auxquels le corps lui donne accès – devant lui, loin de côté, très en haut, loin en arrière. Seul l’En-dehors lui ouvre ces portes. L’infinité des degrés sur chacun de ces plans permet de multiplier les Affects à l’infini, telle l’arabesque.
Dans un article intitulé « Rasa Theory with reference to Bharata’s Natya Shastra », une danseuse professionnelle de l’école dite Odissi, le Dr Jayashree Rajagopalan, cite l’auteur présumé du Natya Shastra, « aucune idée ayant une portée quelconque ne peut être transmise, à moins que cette idée n’évoque le "Rasa". »
Et le Dr Rajagopalan continue : « Au centre de toute l’idée sanskritique de Natya (danse/théâtre/geste mimique) est la création de "Rasa". Chaque spectacle théâtral visait à susciter dans l’esprit du spectateur une expérience esthétique d’un genre tout à fait particulier, décrit sous le nom de "Rasa".
« Cette notion de "Rasa" est la contribution la plus importante et la plus puissante de l’esprit humain à la science de l’esthétique. Son étude porte sur la réalisation de la Beauté dans l’art, savourer, se délecter de cette beauté, et être conscient de la joie qui surgit dès lors que l’on se confronte à la beauté. A ce que je sache, le terme “Rasa” ne correspond à aucune parole, aucune notion existante dans quelqu’autre langage ou forme d’art ailleurs dans le monde. »
S’il est permis de penser que la notion d’Affect dans la psychologie classique allemande (J.F. Herbart) ainsi que dans les traités d’esthétique depuis Lessing, correspond précisément à celle de « Rasa » aux Indes, il est tout aussi certain que cette notion qui pour nous reste mystérieuse est l’objet, aux Indes, d’un cahier des charges qui laisse peu de place au flou dit artistique. Les seuls Occidentaux qui vivent dans ce domaine sont les musiciens classiques qui, par définition, n’ont pas de mots pour le flux d’idées pourtant très réelles dont ils sont le véhicule.
Mais le sous-continent indien a trouvé des mots.
« Bharatamuni semble être le premier à avoir analysé de manière scientifique, puis à avoir codifié, la notion de “Rasa”. Selon Bharata, les arts de théâtre (Natya) sont une imitation de la vie (lokanukruti), où l’artiste intensifie, exalte les émotions humaines (bhavanukirtanam) afin que le spectateur ressente lui aussi les joies et souffrances (lokasya sukhaduhkha) sous la forme de Natyarasa. Ainsi le spectateur est à la fois diverti, et surtout enluminé et devient le "Rasika" », ajoute le Dr Rajagopalan.
L’étymologie de « Rasa » vient de la racine « Rasah » qui veut dire « l’extrait, le suc, le jus, la saveur, et par extension, la réjouïssance. C’est donc l’essence de quelque chose. »
Cette réjouïssance esthétique est produite par la combinaison des déterminants (vibhava, du verbe Bhava, devenir, émerger), les conséquents (anubhava), et des états transitoires ou des émotions ineffables (vyabhicharibhava).
![]() Dédicace
La Soirée du 4 février 2012 a lieu le jour du 74ème anniversaire de Pandit Birju Maharaj, Guru du professeur Sharma, et lui est dédiée
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Il est essentiel de souligner que ces termes, dans la théorie de Bharatamuni, se réfèrent exclusivement au spectacle lui-même et non pas à la vie de tous les jours. Le spectateur est censé être conscient de ces trois états.
Dans les mots du Dr. Rajagopalan, « l’artiste et le spectateur sont parfaitement conscients que ce qu’ils vivent lors du spectacle sort de l’ordre de tous les jours. La joie qu’ils en tirent est donc "Natya Rasa". »
De même, selon le professeur Vijaya Rao, « il n’a pas suffi aux Indiens d’exprimer la joie et la souffrance. L’Indien cherche l’imitation de la Divinité à travers les mouvements de la danse, afin d’être en syntonie avec le rythme et l’ordre cosmique. »
La joie et la souffrance sont, en soi, des affects élémentaires. Le propre de l’art, à commencer avec l’art consacré, est de transcender l’élémentaire.
Sans l’En-dehors, cela n’eût jamais été possible.
Tels les éléphants d’Hannibal, l’En-dehors traverse les Pyrénées
Aucune forme de danse connue dans le monde occidental n’utilise l’En-dehors... jusqu’en l’an 1460 où des eaux-fortes allemandes et notamment celles d’Israel von Meckenem, annoncent le débarquement des Moriskentänzer.
Il semblerait aujourd’hui à peu près certain que ces itinérants étaient des Troubadours dansants des Cours musulmanes d’Andalousie, qui en raison du déclin desdits royaumes seraient partis chercher fortune dans le sud de l’Allemagne et en Autriche. Où et de qui ont-ils appris l’En-dehors ? Parmi d’autres « amuseurs » sur les étapes de caravansérail de la Route de la Soie venant des Indes ? Ou seraient-ils issus de familles « d’amuseurs » d’origine indienne actives de génération en génération dans les Cours musulmanes d’Andalousie ?
En 1480, l’architecte et sculpteur Erasmus Grasser sculpte dix figures dites « Danseurs Mauresques » (Moriskentänzer) en bois de tilleul pour la Salle de Bal de l’Hôtel de Ville de Munich. L’En-dehors y est représenté avec la précision anatomique du scientifique ébahi.
Si la stupeur a bel et bien éclaté chez ces deux artistes insignes qu’étaient Veit Stoss et Erasmus Grasser, c’est qu’ils se sont rendus compte que ces Troubadours « maures » faisaient montre, grâce à l’En-dehors, d’une technique dont la vigueur et l’expressivité allaient provoquer une révolution.
Nos deux architectes n’ont pas tardé à saisir les principes anatomiques de l’En-dehors ainsi que sa nécessaire coordination avec l’épaulement (contrapposto ou Verschränkte Bewegung en langage de l’histoire de l’art).
Justement, Veit Stoss représente Le Roi David relevant les pans de sa robe pour que nous admirions tous à quel point il est En-dehors, tandis qu’Erasmus Grasser représente Le Jeune Marié relevant sa cape, afin que l’on observe exactement comment l’En-dehors transforme l’insertion musculaire sur l’os !
L’admiration que provoquèrent ces Danseurs Mauresques – et leur En-dehors - fut si grande que vers 1500 le sculpteur Niklas Türing l’Ancien alla jusqu’à les placer dans le feu de l’action sur les bas-reliefs de la Résidence Impériale dite la Toiture d’Or à Innsbruck ; au-dessus des danseurs sont tracées des lettres hébraïques dont Niklas Türing ignorait peut-être le sens. Les érudits considèrent aujourd’hui que ces lettres indiquent simplement que les Danseurs venaient « de l’Orient ».
Si l’En-dehors n’est pas représenté dans le premier art italien de la Renaissance (même Guglielmo Ebreo n’y fait aucune référence), un exemple peut prêter au doute : La Danza dei Nudi d’Antonio del Pollaiolo (fresque, 1460-75, Villa la Gallina, Arcetri) qui coïncide – serait-ce un pur effet de l’hasard ? – avec l’arrivée des Moriskentänzer dans le Sud de l’Allemagne.
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Deux vues du Jeune marié Erasmus Grasser, 1480 |
Lorsqu’en 1545 à Padou la première troupe de théâtre professionnelle en Europe est fondée, bientôt connue sous le nom de Commedia dell’Arte, cette troupe itinérante devait de nécessité inclure des danseurs parmi ses « amuseurs ».
On peut émettre l’hypothèse que les « amuseurs » itinérants italiens ont pu et dû croiser chemin avec les itinérants qu’étaient les Moriskentänzer, qu’ils ont eux-aussi été époustouflés par l’En-dehors, qu’ils l’aient adopté, et qu’il soit ainsi arrivé en France à la fin du XVIe siècle dans les bagages de la Commedia. La puissance que l’En-dehors conférait au danseur est telle que dès cet instant, la danse européenne prend son essor pour devenir au XVIIIe siècle la grande danse de théâtre que nous connaissons.
Cependant, un courant empiriste et sceptique de type voltairien, se réclamant du rationalisme pour nier la pensée métaphysique, a exercé et continue d’exercer une influence plus que considérable sur la danse européenne. Pour ce courant, l’En-dehors se réduit à des positions forcées des pieds voire du bassin et la danse, à un art de Cour ou de divertissement aussitôt vu qu’oublié.
Puissent nos discussions, à l’ombre de l’Arbre de la Vie, contribuer à ce qu’on prenne un autre chemin.
Avec nos remerciements au professeur Vijaya Rao, à Kenji Usui du Japan Ballet Association et au Professeur Gertrude Krombholz de Munich.
Parmi les articles et ouvrages consultés :
Bindu S. Shankar, Dance imagery in South Indian Temples : Study of the 108-Karana sculptures ;
J. Mueller-Meiningen, Die Morisken-Taenzer. Schnell & Steiner, 1984 ;
U. Kirstein, Fast ein Wahrzeichen Müenchens : Die Moriskentänzer. Münchner Stadtmuseum, Ed. Minerva, 1998 ;
Vijaya Rao, Abbild des Göettlichen, Hermann Bauer Verlag, 1987 ;
Ouvrage collectif : Misura ed Arte del Danzare : Guglielmo Ebreo da Pesaro e la Danza nelle Corti italiane del XV Secolo. Pesaro. Ed. Gualtieri 1987 ;
Carl Arnold Willemsen, L’Enigma di Otranto. Mario Congedo Editore. 2002 ;
Pt. Birju Maharaj, Nomenclature for Hand Movements and Feet Positions in Kathak. Ang Kavya. Har-Anhand Publications, New Delhi 2002 ;
The Dance, Historic Illustrations of Dancing from 3300 B.C. to 1911 A.D. by an Antiquary, London, John Bale, Sons & Danielsson, Ltd. 1911 ;
M.V. Orelskaya, Sanskrit Manuals on Dance. Newsletter of the International Institute for Asian Studies (ILIAS). 12 février 2010 ;
Dr. Esther Fritsch, Die Hebraïschen Buchstaben am Goldenen Dachl. Monographe, 2009. Disponible sur http://www.austria-lexikon.at/af/Wissenssammlungen/Symbole/Goldenes Dachl ;
Dr. Gertrude Krombholz, Die Holzfiguren der Moriskentänzer von Erasmus Grasser. Monographe. Technische Universität München, 2002.