Auguste Vestris


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9 juillet 2011, onzième et dernière soirée : La Classe de Vestris

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« Leurs pas sont gravés dans mon esprit »
Entretien avec Hans Brenaa

9 juillet 2011

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Hans Brenaa (9 octobre 1908 - 14 avril 1988) suivit le chemin tracé par Hans Beck, le successeur d’August Bournonville au Théâtre Royal.

Formé à l’Ecole du Théâtre Royal, Hans Brenaa rejoint la troupe en 1928 et devient le partenaire attitré de la grande ballerine Margot Lander ; il est nommé étoile en 1943. Après sa retraite de la scène en 1955, il sillonne le monde entier pour transmettre la technique de Bournonville et mettre en scène ses ballets.

Apôtre fougueux de la vraie grande danse, Hans Brenaa ne supportait pas le compromis, se servant de son sens de l’humour corrosif comme d’une épée. Pris de malaise en répétant une nouvelle production de La Kermesse à Bruges en 1988, il est mort sur le champ de bataille. L’interview que vous lirez ici, datée de mai 1987, est la dernière qu’il ait donnée.

Q/ Vaut-il la peine de se consacrer à l’étude de Bournonville aujourd’hui ?

R/ Je le sais et je le ressens : il est essentiel de le faire comprendre aux jeunes. Bournonville est au centre de tout ce qui fait le Danemark !

Partout au monde, ils nous réclament. Mais comment faire, si nous ne prêtons pas l’attention nécessaire à Bournonville ? Donc je dis : nous ne pouvons nous permettre de modifier une virgule de ses pas ou de son style. Les jeunes ne peuvent le comprendre à moins de prendre, pratiquement tous les jours, les Leçons de Bournonville. S’il commence avec cela au Danemark, tout enfant, lorsqu’il aura 16 ou 18 ans saura très exactement ce qu’il faut faire, et nous pourrons le sauver et aussi, conseiller les étrangers.

De mon époque ne restent que très peu de vieillards en vie, qui connaissent vraiment son style et aussi ses ballets.

La même question se pose partout.

Voyez la Russie. Avant la Révolution, c’était une chose mais ensuite, lorsque les danseurs tels Anna Pavlova, Karsavina, sont partis, ils ont pris la science avec eux. Il ne restait plus en Russie que des jeunes. Certains sans doute savaient ce qu’il fallait faire. Mais ils ont néanmoins changé. J’entends les gens crier : « Ah ! Le style russe ! » Mais je demande, c’est quoi ? Voyez-vous, j’y suis allé à Saint-Petersbourg, et ils m’ont demandé d’enseigner. Dudinskaya, une des plus anciennes ballerines, qui connaît très bien l’ancien style russe m’a dit : « Les pas de Bournonville que tu enseignes sont des parents proches de notre ancien style. »

Quand j’avais 17 ans, je suis allé à Paris étudier avec Liubov Egorova et après la Guerre en 1951, j’y suis retourné, et elle m’a dit : « Quand je vois les vieux ballets russes maintenant, je ne reconnais rien – ils les ont tellement chamboulés ! Où est le style ? »

C’est ainsi que plus rien ne reste du vieux style russe. Car toutes les troupes partout ont tout changé. Les gens demandent que Casse Noisette, La Belle, Le Lac soient mis en scène par un Russe car ils se disent : « Oh, il est russe, il sait quelquechose ! » Je veux bien qu’il sache quelque chose mais ce qu’il veut, c’est sa propre chorégraphie, et donc, il change. Aurait-ce à voir avec des questions d’argent ? Moi je dis : danger.

Egorova m’a appris le Pas de deux de La Belle lorsque j’étais à Paris. Et des années après, j’étais dans un théâtre, je l’ai vu, et je n’ai pas reconnu un seul pas, alors que le programme affirmait « selon la vieille chorégraphie russe ».

Q/ Comme si le concertiste ré-écrivait Schubert ?

R/ (Rires) C’est cela ! Parlons des pianistes ! Je ne supporte pas qu’un pianiste joue n’importe quoi lorsque j’enseigne Bournonville. Il veut jouer du moderne, du Rock & Roll ! Mais Bournonville veut un rythme très particulier pour ses pas. C’est ce qui fait que les danseurs sont désorientés – ils essaient de suivre le pianiste. Comment un professeur peut-il avaler cela ?

Q/ Vous avez dit qu’Erik Bruhn entre autres a changé des choses pour faire plus d’effet ?

R/ Oui. Et c’est affreux. Je le lui ai dit en face. A Lausanne, Eva Evdokimova répétait La Fête des Fleurs à Genzano. Elle m’a dit : « Je t’en prie, ne regarde pas. Je sais ce qui est juste parce que tu me l’avais montré. Mais l’étoile étrangère m’a dit “je ne veux pas que Hans Brenaa reste devant, car ce que je fais est faux.” »

Il le savait, parce que lorsque Erik Bruhn lui a montré le ballet, Bruhn lui a dit : « Il faut faire plus d’effet, il faut plus de pirouettes, plus, il faut soulever la fille dans l’air ! » Et je sais que Bournonville détestait ce genre de chose.

Je me rappelle qu’en Russie nous avons emmené cette même Fête des Fleurs ; Galina Oulanova l’a vu et m’a écrit une lettre : « Je n’avais jamais vu Bournonville. Quel délice ! Il faut que je le revoie ! Pouvez-vous revenir en Russie et nous enseigner des pas de deux comme cela ? »

Galina Oulanova elle-même voyait la différence. Donc je dis, il nous faut garder le véritable Bournonville ! Sinon, chaque nouveau maître de ballet se mettra à le tripoter et après vingt ans, où serons-nous ? Bournonville n’existera plus !

Hans Brenaa, son fils Jens et Liubov Egorova. Hans étudia auprès d’elle à Paris tous les étés pendant 17 ans. C’est d’elle qu’il apprit l’Acte III de La Belle au Bois Dormant, qu’il monta fidèlement au Théâtre Royal en 1950. Ce cliché fut pris lors de la visite que fit alors Egorova à Copenhague pour vérifier l’exactitude de sa production
Cliché : collection particulière Jens Brenaa. Dans Hans Brenaa, Danish Ballet Master, par Bent Schoenberg von Cotta. Dance Books, Londres, 1990

Quel dommage que je sois si vieux ! Il faudrait que j’aie vingt ans pour poursuivre l’effort (rires) !

Lorsque j’enseigne, oui je tiens compte du temps présent, mais néanmoins, je vois dans mon esprit les grands solistes de ma jeunesse et leurs pas sont scellés dans mon esprit. Je les vois ! Quant à ceux qui ont oublié et qui disent : « Bah ! un assemblé de plus ou de moins qu’importe ? » - je dis : cela importe.

Et le style. C’est quoi ces mains, ces bras flappissant partout ? On dirait des oiseaux ! Les danseurs ne savent plus quoi en faire. Cela m’embête. Mais lorsque j’interviens, il s’en trouve pour dire « Il est vieux ! Passons à autre chose ! »

Il y a trop de moderne. DITES MOI C’EST QUOI LE MODERNE ? Nous dansons des choses qu’on appelle moderne mais qu’on a vues il y a vingt ans déjà. Et qui sont la cause du cortège des accidentés !

Ballet Invalide ! Invalide, parce que les danseurs ne peuvent le faire ! Vous n’allez pas atteler des chevaux de course à tirer un chariot chargé de tonneaux de bière comme des chevaux de trait. Mais c’est ce que l’on fait avec la danse maintenant ! Non ! Il faut que certains fassent une chose, et d’autres en fassent une autre ! Sinon, les gens tombent malade ! Et ils ne peuvent plus danser Bournonville car il n’y a rien de plus difficile. Si tu fais trop de moderne, Bournonville va sombrer. Dans le moderne ils vivent par terre alors que Bournonville lui, il vole dans les airs ! Si tu passes trop de temps par terre, tu ne sautes plus. Les gens se roulent, ils se reniflent et que sais-je, et se mettent debout, et ils retombent et … – Oh ! Quelle merveille ! (rires).

Q/ A quoi sert l’épaulement ?

R/ Dans Bournonville l’épaulement est dans chaque pas. Il ne danse pas en face. Il danse avec le corps, et lorsque le danseur va d’un côté, ce ne sont pas juste les jambes qui y vont, mais le corps entier. Mais dans les autres styles maintenant, ils dansent en face. Les jambes dans un sens, le corps dans l’autre. C’est faux, et les danseurs ont perdu les sensations dans le corps. En dehors du Danemark, je ne vois jamais les exercices de port de bras après la barre. Ils n’existent pas ! Et donc nous avons perdu les mains, les bras, l’épaulement.

Lorsque les danseurs se tenaient devant la glace, Bournonville leur disait : « Mais tu regardes dans la glace ! Inutile ! Tu dois regarder vers la droite ! Vers la gauche ! Vers le fond de scène ! » En ce moment, les gens regardent devant seulement et se regardent oui ! Ils ne pensent pas au public, à leurs semblables. Ils sont plongés dans la glace. S’ils tournent les bras vers la droite, la tête reste devant, car il faut qu’ils se voient dans la glace ! Pétrifiés, les yeux fixes ! Que font les professeurs ?

Lorsque je mets en scène La Sylphide, je dis aux danseurs : « Quand tu fais l’épaulement, tu fais (ce geste) avec la main, puis tu tournes la tête et tes yeux aussi, afin que chacun sache où sont tes yeux. Tu regardes ta main vers le côté droit, tu regardes ta main vers le côté gauche, afin que le public sache qu’il y a eu changement dans l’orientation du corps. »

Q/ Pourquoi n’enseigne-t-on plus le geste mimique ?

R/ Le geste mimique est essentiel. C’est pourquoi au Danemark nous avons de si vieux danseurs dans la troupe – car j’ai vu à Londres Giselle : la ballerine qui dansait Giselle avait 52 ans et sa mère en avait 20, heureusement qu’elle avait mis une perruque grise ! L’année dernière à Copenhague, j’ai vu tous les jours en cours une ballerine de 70 ans qui joue les rôles de composition, et c’est un grand talent.

Q/ Et les applaudissements durant un ballet ?

R/ Une chose que j’abhorre. Tu fais ta variation et puis tu t’avances pour que l’on t’applaudisse. Attends-tu des claqueurs ? Affreux ! Car tu es sorti de l’histoire que tu es censé raconter ! Tu dois rester sur ta scène, rester dans l’histoire, toujours ! Après le tomber du rideau, c’est autre chose !