Auguste Vestris


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9 juillet 2011, onzième et dernière soirée : La Classe de Vestris

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Etoile du Théâtre Royal du Danemark

9 juillet 2011

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Q/ Que pensent les danseurs étrangers de Bournonville ?

R/ Où que nous donnions des stages, les danseurs y trouvent l’inspiration et n’ont de cesse de revenir. Ils y rencontrent quelque chose qui manque peut-être ailleurs dans la danse classique. S’il y a effectivement un certain charme, une élégance, une science du geste, ce qui transparaît avant tout sur scène est une communication très forte entre êtres humains : « A toi de danser cher collègue ! » Les danseurs se parlent à travers leur danse !

Et cela passe la rampe.

Loin de la grande bravoure, le public y reconnaît cet amour du prochain. La joie de danser ! Ce qui fait précisément tellement défaut dans la danse aujourd’hui : la joie !

Q/ Que pensez-vous de la technique actuelle ?

R/ Chorégraphes et professeurs exigent trop du corps, poussant le danseur à des étirements et à une vitesse excessifs, à des effets gymniques. Le danseur se voit obligé de sauter toujours plus haut, lever la jambe plus haut dans un mauvais infini. Nous nous éloignons de l’art.

Non ! Le danseur doit plutôt se fondre dans la musique et danser comme le ferait un être humain naturel, normal, et non avec une idée fixe en tête : « La prochaine fois, ce sera plus haut et plus fort ! »

C’est son âme que le danseur doit engager, ce qui ne l’empêche pas de s’efforcer constamment de faire mieux …

Q/ Certains prétendent que Bournonville abîmerait le corps en raison des sauts constants.

R/ Non ! Sauter veut dire maîtriser la qualité du plié, notion que nous avons perdue. Pour comprendre le saut, observez les félins : ils s’accroupissent sur eux-mêmes, sautent et atterrissent comme une plume. En ce moment nous atterrissons avec une telle dureté que cela détruit le genou, la cheville et même les hanches. Je crois que c’est l’influence de l’école russe actuelle.

Eugenio Latilla, Three Siamese Grotesques, vers 1849

De nos jours les danseurs danois eux aussi subissent des accidents car la technique n’est plus la même. Ils dansent l’école russe, ils dansent Balanchine et maintes autres techniques encore, qui toutes demandent des extensions beaucoup plus hautes et un en-dehors plus exagéré. Tout est devenu tellement ardu qu’il faut maintenant réfléchir à chaque geste avant de l’attaquer sinon, à trente ans, vous êtes obligé d’arrêter.

Voyez-vous, j’ai dansé dans des divertissements classiques jusqu’à l’âge de 48 ans ! Je faisais encore double tour en l’air sur scène – et je crois que j’aurais pu continuer car je prenais le temps de m’échauffer, de préparer muscle et squelette à ce que j’allais faire ! Or, j’étais le disciple du professeur russe Vera Volkova, qui enseignait une technique « Vaganova » d’avant-Guerre - très coulante, très naturelle. Actuellement, par contre, tout est censé hurler « technique ! » - terminer en verrouillant toutes les positions avec une telle force, et faire hurler le public aussi !

Or, la danse doit être fluide.

D’autre part, il faut comprendre comment les pas s’enchaînent. Dans Bournonville nous nous déplaçons beaucoup. On y va ! On flotte, on se déplace ! Sans jamais s’asseoir sur un pas lorsque l’on atterrit. Quant au plié il monte et descend comme sur ressorts, doucement sur le plancher en passant bien à travers tout le pied.

Aujourd’hui il y a une focalisation trop exclusive sur la « technique », sur « l’en-dehors ». L’en-dehors est une action qui exige un grand travail du squelette, les muscles et le squelette devant se trouver en cohérence à tout moment. Le pied ne doit pas tourner sauf à être aligné avec le genou. Si le genou regarde devant alors que le pied regarde de côté, dès que vous descendez en plié, le genou se tordra.

Lorsque j’ai eu Erik Bruhn comme professeur pour la première fois j’avais déjà atteint l’âge de douze ans mais il ne m’a permis de travailler qu’en première, seconde, troisième et un peu en quatrième position. Si l’élève n’a pas un en-dehors réel qui suffise à la cinquième, le genou sera détruit. En travaillant tous les jours, peu à peu l’élève prendra une troisième. L’élève ne doit pas être « enfermé » dans cette position tellement bloquée qu’est la cinquième à moins de savoir exactement comment placer le bassin et son en-dehors.

Si on y force l’élève trop tôt, ce sera très difficile à corriger plus tard et il risque en plus d’être accidenté. Celui dont l’en-dehors est forcé ne saura pas vraiment sauter. Comment atterrir d’un saut en étant correctement placé en-dehors lorsqu’on n’a pas acquis cette sensation des orteils dans l’alignement du genou – comme si l’on faisait du ski ? Pensons-y, et nous éviterons beaucoup d’accidents au genou plus tard.

Q/ Parlez-nous des pas petits, moyens et grands chez Bournonville.

R/ Je le vois comme si c’était une musique. Une partition – et il y en a ! – qui n’habiterait que les registres les plus aigus fatiguera vite l’auditeur ! De même pour la vraie grande danse.

Si tous les pas étaient du même gabarit l’œil ne verrait pas les nuances. Dans les interstices il faut des pas petits et moyens, ce qui sert à mettre le saut en valeur, mais toujours dans la fluidité.

Dans Bournonville, si le danseur n’a pas le loisir de se promener sur scène, la fluidité est néanmoins telle que l’on se fatigue moins et on a l’impression de pouvoir danser des heures entières, se pliant avec naturel aux rythmes de la musique.

Tellement différent de l’école russe, de Petipa, où le danseur s’arrête, marche vers le fond de la scène, prend ses aises puis se remet à sauter ! Bournonville ne veut pas que l’on fasse de la marche à pied sur scène. Il disait « une fois que la musique commence, danse jusqu’à ce qu’elle ne finisse ».

Bournonville jouait le violon et chantait. Il disait que lorsqu’il travaillait avec un compositeur sur ses ballets, la danse devait être portée par la musique, suivre la musique et s’arrêter avec elle. C’est ce qui fait vivre les pas de Bournonville – il part sur le UN, et le danseur compte UN, et UN-DEUX. Cela semble tellement facile que le public croit pouvoir se joindre aux danseurs – et justement nous cherchons à partager ce bonheur !

Q/ Y-a-t-il « trop de geste mimique » dans ses ballets ?

R/ De nos jours les gens trouvent le geste mimique vite ennuyeux alors qu’autrefois ils adoraient le ballet d’action – telles les 49 chorégraphies que l’italien Vincenzo Galeotti a montées à Copenhague !

En cela Bournonville a suivi son exemple : à son époque, il était accepté que les artistes ne doivent pas danser sans interruption : il fallait raconter une histoire aussi. Le geste mimique permet de raconter l’histoire. A mon sens, cela apporte beaucoup à la danse en lui prêtant un poids, une gravité.

Dans la vie de tous les jours, on sait parler sans mots s’il le faut. D’ailleurs, ce à quoi les gens pensent est souvent écrit sur leur front ! De même avec le geste mimique. Observez les danseurs et prenez plaisir à ce qu’ils racontent, plutôt que d’exiger qu’ils « prononcent des mots » tout le temps !

Naturellement, le geste mimique devient superflu si l’artiste ne sait pas ce qu’il fait !

Pour ma part c’est La Sylphide qui m’a changé. Cela m’a tellement apporté, non seulement la danse, mais le geste mimique aussi, car il y a tellement à creuser dans la pantomime et le geste. La pression que je ressens intérieurement lorsque je dois créer un geste mimique est la même que lorsque je dois danser un pas correctement. Cela procède du for intérieur pour partir vers le public. J’ai eu une très grande chance car la télévision danoise a filmé par deux fois mes spectacles dans le rôle de James ; je l’ai revu récemment et je crois bien que le public a pu saisir ce que je pensais et ressentais. Danser James a été une très grande chose. A chaque fois que je dansais ce rôle, cela m’a énormément apporté.

Q/ Qu’est-ce qui est fondamental vis-à-vis de vos élèves ?

R/ Les faire danser, tous ! Ce qui veut dire engager le corps entier avec l’épaulement qui donne à la danse tout son attrait. Une leçon ordinaire est bien moins excitante que celle de Bournonville où il faut utiliser le coup d’œil, regarder le pied qui travaille, déployer l’épaulement et orienter la tête correctement. J’aimerais que les professeurs regardent les enfants danser dans une leçon de Bournonville et qu’ils voient le bonheur jaillir dans leur esprit !

Une fois que l’élève aura acquis ces choses si simples et y aura réfléchi, eh bien il dansera ! Et cela aidera l’enfant à savoir bien s’orienter dans la salle.

Et sur scène, même lorsqu’il se tiendra sans bouger il saura comment se tenir, avec épaulement.

Par la suite, et même si au début c’est bien difficile de garder les bras bas plutôt que de les lever à la russe, l’élève pourra appliquer ces leçons à tous les autres styles de danse. Aussi faut-il utiliser le « look under » (le ¾ de profil, regard sous la main levée - ndlr) et dans le style dit « romantique ».

Flemming Ryberg le 17 mai 2011, lors de ses Adieux à la scène dans Le Conservatoire
Cliché Amzallag

J’aimerais aussi que les professeurs réfléchissent très sérieusement aux causes de tous ces accidents. Exigeons-nous trop en termes d’en-dehors, de levers de jambe ? Toutes ces fractures de fatigue chez des jeunes, puis ensuite les hanches détruites, tout ceci a des causes connaissables. Et penchons-nous sur la chorégraphie ! Il nous faut élever la voix et protester avant qu’il ne soit trop tard.

Pour revenir aux hyperextensions, elles ne font du bien à personne ! Ces levers de jambe dans les ballets de Bournonville sont franchement laids. De surcroît ils entravent l’épaulement – sans parler de l’effet que cela produit sur le tutu long qui remonte ! Lever la jambe au-delà de 90 ou 100 degrés est à éviter pour des raisons esthétiques aussi. Que ce soit à la seconde ou en arabesque, de nos jours la danseuse tend à méconnaître la notion de « ligne ».

Dans ses Mémoires Bournonville écrit : « Grâce à la musique, la danse peut s’élever vers les cimes de la poésie. Elle peut aussi, pêchant par des effets gymniques, sombrer dans la bouffonnerie. »

Copyright 1994, Katharine Kanter et DANCE NOW (Londres, reproduction autorisée).