La France et l’Italie dans la pensée de Bournonville
par Francesca Falcone Professeur de Théorie à l’Accademia Nazionale di Danza
9 juillet 2011
| 960 visits / visites
Plus de soixante ans se sont écoulés depuis la première tournée à l’étranger du Ballet du Théâtre Royal du Danemark. C’était au Festival d’Edimbourg, en 1955.
Pour la première fois, le monde entier découvrait, sortie de la Caverne d’Ali Baba, la glorieuse école de Vestris et de Gardel. Et seul le Danemark avait su garder ce trésor !
Ce que les heureux Ecossais allaient alors découvrir était le répertoire créé par August Bournonville (1805-1879) et c’est alors que les danseurs du Théâtre Royal ont pris conscience, peut être pour la première fois, du privilège insigne dont ils étaient les détenteurs. Dès 1956, cette œuvre allait rayonner dans le monde entier au moyen de festivals, séminaires, stages, publications et reconstructions d’œuvres perdues. De nos jours, sur la soixantaine de ballets créés par Bournonville, treize environ subsistent.
En 1820, Paris était l’épicentre de la danse théâtrale et attirait comme un aimant tous les jeunes qui cherchaient à se perfectionner. C’est ainsi qu’en 1824 le père d’August Bournonville, Antoine (lui-même élève de Noverre et collègue des grands « préromantiques » à l’Opéra - Vestris, Gardel, Aumer et Nivelon) n’hésita pas à y envoyer son fils.
August fait ses débuts à l’Opéra en 1826. Après six ans d’études auprès de Vestris, il retourna à Copenhague en 1830 et dansa jusqu’en 1848 au Théâtre Royal. Devenu maître de ballet, il se consacra avec autant d’énergie à l’enseignement, tout en trouvant le temps d’écrire ses mémoires, Ma Vie au Théâtre. Recueil étonnant d’observations sur ses voyages, sur les grands évènements de son temps et sur les artistes qui l’ont marqué, il y transparaît, voilées par une bienveillante ironie, sa culture stupéfiante et sa sensibilité.
Mais ce sont les trois Etudes Chorégraphiques en date de 1848, 1855 et 1861 qui forment son testament théorique [1]. Il s’agit de réflexions sur la technique, le style, la terminologie et la transmission. Afin que son œuvre ne disparaisse pas, et à l’instar de son contemporain Carlo Blasis (1795 - 1878), Bournonville a également laissé des milliers de lettres, de notes, de transcriptions de pas et a développé son propre système de sténographie des pas de danse.
Dès le milieu du 19ème siècle, Bournonville se préoccupe du relâchement observé dans l’enseignement en France, et lance un appel au retour des principes établis par les maîtres et notamment Vestris et Gardel.
Parallelisme psycho-physique
A son avis, l’enseignement, devenu routinier, se détournait des « principes immuables de la nature » pour singer les tics stylistiques et maniérismes de ballerines adulées. Il faut souligner que très tôt Bournonville rejette la notion que l’enseignement de la danse soit avant tout une forme de dressage du corps. Pour lui, le maître doit conceptualiser dès le plus jeune âge de son élève, là où il veut le mener et comment, et surtout, veiller à son développement dans de nombreuses disciplines autres que la danse - avant tout la musique, sans oublier la peinture, la sculpture et la poésie. Il s’inquiétait aussi des maîtres de danse qui, tout à leur violon de poche, ne prêtaient guère attention à ce qui se passait devant leurs yeux.
Christian Christensen en Monsieur Dufour, dans Le Conservatoire en 1909
Il devint le premier professeur de Hans Brenaa
Autre aspect novateur : Bournonville était très opposé à un entraînement basé sur des exercices excessivement prolongés, épuisants et concentrés sur telle ou telle partie du corps - tel un puzzle dont il suffirait d’assembler les fragments pour atteindre la virtuosité. Sa vision à lui était holistique, et son objectif, l’harmonie psycho-physique de la personne humaine. En cela Bournonville rejoint son collègue Carlo Blasis, rénovateur de l’Ecole italienne, et se différentie notablement du successeur de celui-ci, Augusto Hus.
C’est ainsi que pour Bournonville, deux heures d’exercices de danse par jour suffisaient, pourvu que le danseur soit alors tout à fait présent, esprit et corps. En cela les vues de Bournonville se trouvaient à l’extrême opposé de maints contemporains, qui poussaient leurs élèves à travailler jusqu’à douze (12 !) heures par jour, avec comme conséquence de graves maladies et parfois même la mort.
Quant au « regard éloquent » du danseur, voilà un autre aspect que Bournonville met au cœur de son enseignement, car c’est le regard dit-il, qui « laisse transparaître toute l’âme ». Une pose typique chez ses ballerines est en effacé derrière, le regard tourné vers le pied de la jambe tendue derrière – exemple parfait de l’accord entre la partie supérieure (la tête, ou s’enchâsse la pensée) et la partie inférieure (les pieds, appui du geste physique). L’expression du regard doit être vive, parlante et en même temps communiquer au spectateur une sérénité qui inspire la confiance de celui-ci, en stimulant son esprit et en « l’attirant » comme à prendre part au mouvement.
Réalité de l’invisible : La ligne d’aplomb
Pour Bournonville, exécuter des pas en mettant l’accent sur les aspects mécaniques et gymniques entraîne nécessairement des contorsions, des spasmes corporels ainsi que des grimaces ; l’énergie du danseur se dissipe dans des efforts dont la valeur esthétique est nulle, tandis que le public se complaît du seul potentiel de ses articulations.
J’en viens dans ce contexte à considérer l’interprétation toute particulière que Bournonville donne à la notion de « l’aplomb ». Dans les traités du 18ème siècle, la notion est celle de l’alignement postural, anatomiquement correct : la ligne « d’à-plomb » divise le corps en deux parties symétriques, l’une « chassant » l’autre au moyen de l’épaulement. Dans ses Etudes Chorégraphiques, Bournonville va plus loin, en insistant que l’aplomb doit venir de la pleine conscience du danseur de la stabilité que lui prête cette ligne invisible. L’artiste transmet alors la plénitude d’une tranquille confiance, amenant le spectateur à se focaliser sur l’expression musicale et dramatique qu’appelle l’argument du ballet.
Dans l’empressement de Bournonville de retrouver l’identité historique de la vraie grande danse d’école, il donne beaucoup de place aux notions de légèreté et d’élévation. Les sauts de ses contemporains, dit-il, pouvaient atteindre la hauteur d’un mètre du sol ! Tandis que lui disait, sorte de boutade, que c’était la distance entre la tête du danseur et le plafond du théâtre qui comptait ! Ainsi écrivait-il dans les Etudes Chorégraphiques de 1848 : « Sauter haut et rebondir n’est pas encore avoir de l’élévation, il faut s’enlever et descendre en dessinant une attitude noble et gracieuse et savoir distinguer le danseur du sauteur » – voici déjà toute la notion, si chère à l’école russe, de la plastique.
La danse d’homme
En ce qui concerne la danse d’homme, à laquelle Bournonville attribuait la plus grande importance, il distingue « vigueur » et « brillant », s’agissant de développer la puissance et non la rigidité ; les termes qui reviennent sans cesse chez lui sont « flexibilité » et « élasticité » - qu’il ne faut surtout pas prendre dans l’acceptation actuelle de l’hyper-laxité et de l’hyper-extension !
En effet, Bournonville est outré par la dégradation de la danse d’homme au milieu du 19ème siècle, où le danseur se voit réduit, en ses propres mots « à un échafaudage sur lequel s’empileraient des grappes d’équilibristes ».
Fervent partisan de la grande école française, Bournonville lance des flèches enflammées contre la danse italienne, colporteuse à son avis d’effets grotesques et acrobatiques. En réalité, Bournonville avait bien vu que c’est l’Italie dès le milieu du 19ème siècle, qui devenait le centre névralgique de l’enseignement ; et il faisait donc appel dans chacun de ses ballets sans exception à toute la puissance de feu que propose la danse d’homme, danse qui s’était lamentablement étiolée en France.
Influence de la Commedia dell’arte
Néanmoins bien de recherches restent encore à faire par rapport à la dette que doit Bournonville à l’école italienne. Il est plus qu’évident qu’il a été fort influencé par la pantomime italienne, arrivée au Danemark avec des maîtres tels Vincenzo Galeotti (1733-1816), maître de ballet prédécesseur d’Antoine Bournonville au Théâtre Royal, et qui par un labeur acharné (auteur de 40 ballets !) avait réussi à donner un certain éclat à la troupe. Que les spectacles de pantomime de l’italien Giuseppe Casorti (1749-1826) soient encore de nos jours représentés au Théâtre Pantomime des Jardins de Tivoli à Copenhague en dit long sur l’enthousiasme que suscita au Danemark cette tradition italienne, arrivée dans les bagages des troupes itinérantes de la Commedia dell’arte.
Serait-ce une hérésie que de suggérer ici que Bournonville a délibérément occulté dans ses Mémoires – trompant ainsi jusqu’à nos historiens contemporains de la danse ! – les apports de ses antenati italiens et singulièrement, leur contribution au geste mimique qui est absolument central à toute l’œuvre bournonvillienne.
Quant à l’art italien en général, les peintres de l’Age dit d’Or danois s’en inspiraient très largement ; dans les années 1830, une grande exposition de peinture au palais du Charlottenborg lança une véritable furie italienne an Danemark. Bournonville lui-même a fait plusieurs séjours en Italie, pays qu’il adorait, et où il situe certains de ses ballets les plus réussis tels La Fête à Albano, Napoli, La Fête des Fleurs à Genzano, Pontemolle et surtout, le ballet disparu Raphaël, hommage à ce peintre de la Renaissance à qui Bournonville vouait un véritable culte.
De nos jours, si la qualité du geste mimique des Danois est justement louée de par le monde, n’oublions pas qu’au 19ème siècle cette tradition était solidement enracinée en Italie grâce à de grands enseignants comme Annunciata Ramaccini, épouse de Carlo Blasis, ou Gaetano Gioja au Théâtre San Carlo de Naples. Il serait à l’avenir fort instructif de confronter Salvatore Vigano, le grand poète du « chorédrame » italien, à Bournonville ; ce dernier en avait sans aucun doute entendu parler lors de ses voyages italiens, et a pu s’en inspirer pour trouver le geste mimique tragique dont il s’est servi dans des ballets mythologiques comme Waldemar ou Le Lai de Thrym.
Toutes ces considérations nous amènent à affirmer que le testament tant pédagogique que chorégraphique d’August Bournonville fait partie du patrimoine de l’humanité, et qu’il nous incombe non seulement de le respecter mais surtout de le garder à l’avenir avec tout l’amour et le dévouement que le genre humain réserve aux œuvres les plus fragiles et précieuses.
Ce faisant, il est permis d’espérer que les jeunes générations puissent redécouvrir les principes sur lesquels se sont fondés ces grands maîtres de la tradition française et italienne, pour lesquels la danse était une expression poétique et non une exhibition d’agitation gymnique.
Juin 2011
Notes :
1. Etudes Chorégraphiques (1848, 1855, 1861). Edition trilingue (italien, français, anglais) préparée par Knud Arne Jürgensen et Francesca Falcone. Biblioteca Musicale LIM, Lucca, 2005.