Des Vestris aux Bournonville De la danse terre à terre à la danse d’élévation
Par Cécile Coutin
9 juillet 2011
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Au cours du XVIIIe siècle, la danse académique française, nourrie de sources italiennes, connaît des évolutions successives sans précédent, et rayonne dans toute l’Europe. Quittant le milieu de la Cour, elle s’émancipe en devenant l’apanage de professionnels qui s’attachent à en faire un art à part entière. Chorégraphes, maîtres de ballet et danseurs n’hésitent pas à s’expatrier dans les grandes villes européennes, favorisant la diffusion des innovations dans le domaine des pas, de la technique et de l’esprit de leur exécution, dans l’évolution vers le ballet d’action, ainsi que dans le désir d’allègement et de crédibilité des costumes.
L’acteur David Garrick, qui révolutionna le théâtre européen au 18ème siècle-et son épouse, la ballerine Eva-Maria Veigel
Portrait peint par leur ami Hogarth
Le danseur, chorégraphe, maître de ballet et théoricien Jean-Georges Noverre (1727-1810), formé à Paris par le premier danseur consacré « dieu de la danse », Louis Dupré (1690-1774), synthétise, dans ses Lettres sur la Danse qui connaîtront maintes éditions et traductions, les réflexions sur la nécessaire cohésion entre les éléments constitutifs du ballet, et sur les objectifs de l’art de la « danse en action » : intérêt et cohérence du livret (rejoignant C.W. Gluck qui mène un combat identique dans le domaine de l’opéra, soutenu par le chorégraphe Gasparo Angiolini), introduction de la pantomime expressive inspirée du jeu théâtral (notamment celui du comédien anglais David Garrick), suppression de l’usage des masques, adaptation des costumes et des décors à l’argument, soin apporté à l’occupation de l’espace par une chorégraphie bien construite et intelligente.
Cette période produit d’excellents artistes, français ou étrangers attirés en France par la qualité de l’enseignement dispensé à l’Académie royale de danse de Paris ; en fonction de leurs dons ils s’illustrent dans les emplois définis par Noverre et classés en trois genres par Pierre Gardel (1758-1840), danseur noble comme son frère aîné Maximilien (1741-1787), et Louis Milon (1765-1845), dernier grand professeur de pantomime à l’Opéra de Paris et artiste très apprécié de Noverre. Il s’agit de la danse noble, ou héroïque, la danse de demi-caractère et la danse comique.
Le genre noble réclame une taille élevée et une physionomie noble pour interpréter des danses de faible élévation : le menuet, la sarabande, la passacaille et les adages ; s’y illustrent le rival de Maximilien Gardel Gaétan Vestris (1729-1808), venu d’Italie, qui hérite de son maître Dupré le titre de « dieu de la danse ». Par sa danse précise, légère et élégante jointe à de belles qualités dramatiques, Gaétan est l’interprète idéal du ballet-pantomime de Noverre. Jean Dauberval (1742-1806), remarquable dans les genres noble et de demi-caractère est également très apprécié de Noverre. Comme chorégraphe, il rompt avec les conventions, en choisissant des arguments dont l’action se déroule dans le milieu populaire avec des personnages ordinaires (La Fille mal gardée, créée à Bordeaux le 1er juillet 1789).
Chez les dames, les danseuses les plus importantes sont Marie Sallé (1707-1756), Marie-Madeleine Guimard (1743-1816), Anne Heinel (1753-1808), également brillante dans le genre plus spectaculaire de demi-caractère et réputée pour ses pirouettes. Dans ce genre s’illustre d’abord Marie-Anne Cupis de Camargo (1710-1770), suivie par Marie Allard (1742-1802), petite danseuse pleine de vivacité.
Le danseur le plus remarquable dans le genre du demi-caractère est incontestablement Auguste Vestris (1760-1842) : fils prodigieusement doué de Gaétan Vestris et de Marie Allard, il fait ses débuts à 12 ans et devient premier sujet à l’Opéra à 20 ans. Interprète des grands chorégraphes de son temps, il est recherché pour son élévation extraordinaire, sa vélocité dans les tours, la précision et l’intelligence de son exécution. Ses apparitions sur scène déchaînent l’enthousiasme et l’Opéra, dont les recettes montent en flèche, ne lui accorde que rarement l’autorisation de danser ailleurs. Ses capacités exceptionnelles, alliant force et souplesse, son talent dans l’expression dramatique brouillent finalement les genres établis et détournent le public de la danse noble dans laquelle son père s’était illustré.
A gauche, Monsieur Paul (Antoine Paul, 1798-1871) dit « l’aérien » lors de la première du ballet Clary le 19 juin 1820, chor. Louis-Jacques-Jessé Milon.
A droite, Monsieur Le Blond (Etienne ? ou Emile Le Blond, 1801-1848), élève de Jean-François Coulon, ici dans Pandore (?)
Gravure d’après un dessin de F. de Waldeck vers 1825. Dans Il Balletto Romantico, Tesori della Collezione Sowell
Désormais, la danse s’élève, et la nouvelle génération va s’engager dans cette voie. Auguste Vestris prolonge sa carrière jusqu’à l’âge de 56 ans, ce qui lui vaut le titre de « Doyen des Zéphyrs », lorsqu’en la personne du jeune Louis Duport (1783-1853), surnommé « Le Nouveau Zéphyr » apparaît son premier rival. Ce dernier, à la danse brillante, légère et expressive, se produira essentiellement à Saint-Pétersbourg et notamment dans les chorégraphies de Charles-Louis Didelot (1767-1837). Didelot, élève de Dauberval et interprète de Noverre connaît une carrière itinérante avec plus de 130 chorégraphies à son actif. Il introduit les portés dans son ballet Flore et Zéphire (Londres, 1796), poursuit la réforme du costume engagée par Noverre, prône l’emploi du chausson sans talon, et accélère le développement de la technique, en particulier dans les pas de deux.
Parmi les artistes étrangers venus se former à Paris, Salvatore Vigano (1769-1821), né à Naples, est lui aussi l’élève de Dauberval. Après avoir parcouru l’Europe, il revient en Italie et développe le « choréodrame », variante du ballet d’action qui accorde une fonction expressive au corps de ballet. En ceci il annonce le mouvement dit « romantique » qui va s’ouvrir avec La Sylphide (1832) de Philippe Taglioni (1777-1871) dont on connaît le rayonnement esthétique durable (l’emploi de la pointe, création du tutu).
A Copenhague, le maître de ballet italien Vincenzo Galeotti (1733-1816), élève d’Angiolini et de Noverre a pris la direction du Ballet royal danois en 1775 et introduit le ballet d’action. Fait nouveau, ses ballets peuvent occuper toute une soirée. C’est Antoine Bournonville (1760-1843), originaire de Lyon, élève de Noverre, ancien maître de ballet du Roi Gustave III de Suède, qui lui succède de 1816 à 1823. Depuis Copenhague, Antoine envoie son fils August (1805-1879) à Paris, afin qu’il y complète sa formation auprès de Pierre Gardel et Auguste Vestris de 1824 à 1830. Engagé comme danseur de demi-caractère, Bournonville fils fait partie du ballet de l’Opéra pendant 4 ans, puis retourne à Copenhague. Premier danseur jusqu’en 1848, puis maître de ballet jusqu’en 1877, il perpétue la danse d’élévation apprise auprès de ses maîtres parisiens.
August chorégraphie de nombreux ballets dont treize sont encore au répertoire du Ballet Royal danois. Ses ensembles et ses pas de deux dépourvus de portés donnent autant d’importance à la danse masculine qu’à la danse féminine. Son style se caractérise par une spectaculaire vélocité, un jeu de pieds chatoyant et expressif, une batterie et une élévation qui interviennent toujours à propos et ne visent pas à la virtuosité pour elle-même. Héritier de l’art d’Auguste Vestris, Bournonville fils conduit la danse d’élévation à un degré de perfection dont l’intelligence continue de nous ravir, d’autant qu’elle nous restitue une part de tradition de la danse française dans toute sa pureté.
Cécile Coutin est Conservateur en chef
Bibliothèque nationale de France, Département des Arts du Spectacle.