Vers les hauteurs ! Le saut et la pointe
par Juan Giuliano
2 avril 2011
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Allouville, janvier 2011
Où aller chercher le saut ? Chez les anciennes peuplades, dans la mythologie ? Dans le sport ? Dans la danse profane ou sacrée, pratiquée par les seuls initiés ? Dans les salons de la royauté ? Ou tout simplement a l’intérieur de nous-mêmes, où réside un besoin vital qui pour être le plus souvent inconscient n’en est pas moins organique ?
Selon le Larousse, SAUT (saltus) est l’« action de sauter (…). Chorégraphiquement, ensemble de (…) temps d’élévation qui peuvent être simples ou battus. »
Plus loin, l’action de sauter s’identifie carrément avec la danse. Ici, le dictionnaire Larousse en donne le sens étymologique :
« SAUTER : (Saltare, danser), s’élever de terre (…) s’élancer d’un lieu vers un autre (….)
« SALTATION : (Saltatio, danse), art saltatoire, danse. »
Effectivement et aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, on apprend que l’homme a sauté et dansé en toute circonstance et pour marquer tous les événements d’importance pour la communauté.
Quelle pulsion intérieure nous pousse à sauter ? Pourquoi est-ce que lorsque nous manifestons de la joie nous sautons ? Pourquoi est-ce que lorsque nous rencontrons une surprise - agréable ou désagréable ! - notre réaction est de sur-SAUTER ?
Pourquoi Icare a-t-il voulu quitter la terre ? Pourquoi cette ivresse que ressent l’individu qu’il soit en apesanteur dans les airs ou dans les mers lors de la plongée sous-marine ? Pourquoi le danseur « nage-t-il » dans le bonheur quand il oublie le poids du corps pendant ce court instant du saut dans sa variation ?
Claude Balon ou Ballon (1671-1744) de l’Académie royale de danse
Cependant, l’école française académique des origines ne saute pas, et ce n’est un sujet ni pour les maitres du 17ème siècle ni pour ceux du début du 18ème.
Il a fallu attendre l’apparition en France de l’école italienne qui introduit le saut aussi bien que la batterie, toute une science puisée dans la Commedia dell’arte, spectacles proposés par des diseurs, danseurs et jongleurs professionnels (d’arte = du métier), saltimbanques (celui qui saute sur un banc pour se faire voir de la foule !) dont la vivacité délurée enchante le public.
Peu à peu ces sauts, devenus la province exclusive du grand danseur académique, revêtent la forme plus recherchée et scénique que nous reconnaissons aujourd’hui.
L’époque des apparitions de Louis XIV dans les divertissements de cour est révolue. La danse devient un art non de cour mais de théâtre donc public. Désormais, elle veut communiquer et se transforme rapidement pour devenir un spectacle réclamé par le peuple.
C’est en réalité à Noverre (1727-1810) que remonte l’exploration du plan aérien. Apôtre du naturel, le grand chorégraphe prône inlassablement la réforme : le danseur se dépouille alors des lourds costumes de cour qui entravaient le mouvement et montre son visage sans le masque de convention. Quant aux mises en scène de Noverre, dont l’inspiration lui vient des grands peintres et sculpteurs, ceux-ci placent le danseur en tant qu’individu directement devant son public. Il n’est plus un symbole ou un archétype masqué.
Le spectateur est désormais en mesure de comparer les différents interprètes et ceux-ci vont pour la première fois du vivant de Noverre puis dès le début du 19ème siècle, se vouer une rivalité sur le plan de la technique. Voir une belle représentation, de beaux décors et costumes ne suffit plus au public qui souhaite maintenant admirer une belle réalisation technique des pas académiques aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Si Vestris père (Gaetano Apolline Baldassarre Vestris 1729- 1808) était l’incarnation de la danse lente et noble, ne quittant guère le sol, ses descendants dont le célèbre Auguste maitrisaient une technique virtuose enrichie par les pirouettes et surtout les sauts, car tous possédaient une qualité musculaire qui le permettait.
Dès l’époque de Vestris fils ces exploits deviennent le sujet brûlant des conversations d’entracte et jusque dans les journaux. Quant aux excès où tout cela pouvait mener, ce n’est pas mon propos aujourd’hui !
Pour la femme, la découverte de la pointe au début du 19ème siècle est un moment sublime – mais c’est un moment que les poètes et écrivains de l’époque ont appelé de leurs vœux et même provoqué tant par les arguments des ballets qu’ils ont écrit, que par leurs commentaires sur les spectacles auxquels les journaux donnaient alors une place très large.
Juan Giuliano
En tant que pédagogue, il me semble que cette phrase de Théophile Gautier sur Marie Taglioni, « Elle s’est tellement élevée vers les cieux, qu’elle s’est retrouvée sur les pointes » contient en elle-même toute la théorie de la technique de la pointe.
Et effectivement, l’époque qu’a marquée Marie Taglioni est celle où la danse féminine, au prix d’une haute mais invisible technicité, s’éloigne du sol, devient d’une impalpable légèreté et transparence et en un mot cultive cette liberté que les peuples réclament désormais comme leur pain quotidien. Voici une vision nouvelle de la danse qui s’efforce de toucher l’âme plutôt que de plaire aux seuls yeux.
Si les décideurs de l’époque dite « romantique » dont Théophile Gautier ou Taglioni père, considèrent le danseur comme simple porteur à qui il est permis d’exister pour accentuer l’illusion d’envol féminin, la danse masculine - irrépressible nonobstant les préjugés hostiles - subit un changement révolutionnaire. Les maîtres de ballet et les danseurs eux-mêmes émaillent les variations de difficultés. Celles-ci deviennent chorégraphiquement plus intéressantes avec plus de sauts et de batterie tandis que le public enthousiasmé découvre une danse masculine qui est aussi plus aérienne et à la recherche de l’apesanteur !
Quand à Jules Perrot, il sera l’un des premiers chorégraphes à vraiment faire danser le corps de ballet dans des divertissements, souvent issus de danses populaires, où le saut est un élément fondamental.
Si la technicité dont nous venons de parler est un impératif, ne perdons jamais de vue que si la danseuse se hisse sur la pointe, si le danseur saute, c’est parce que cela est la résonance visible d’un état intérieur. Les êtres vivants que nous sommes avons le privilège de partager ce bonheur - de sauter, de danser, de flotter et d’en faire notre vie - avec autrui.
Né en Argentine en 1935, Juan Giuliano est formé à l’Ecole de danse du Théâtre Colon. Engagé à 15 ans au Théâtre Sodre à Montevideo, il est nommé danseur étoile en 1954 au Théâtre de Rio de Janeiro, puis, à partir de 1956, parcourt le monde avec les Ballets du Marquis de Cuevas. En 1963, Georges Auric l’invite comme danseur étoile à l’Opéra Comique, faisant de lui le premier Sud-américain ainsi honoré. En 1965 Serge Lifar lui octroie le prix Nijinski pour son interprétation du ballet Icare. Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, Juan Giuliano a notamment été directeur du Ballet national de Venezuela, du Ballet Royal de Wallonie et du Ballet du Théâtre du Capitole à Toulouse ; en 2006, il fonde le Ballet Théâtre de Wallonie. Chorégraphe, pédagogue réputé, il a formé plus d’une centaine d’élèves à l’obtention du Diplôme d’état et du Certificat d’aptitude à l’enseignement de la danse classique. Juan Giuliano est aussi un musicien passionné qui joue de l’orgue et du piano à ses heures perdues.