« Le saut est une joie première » nous dit le philosophe Gaston Bachelard.
Au-delà de l’expression physique d’un état d’âme, quel enfant n’a pas le désir de sauter plus haut ou plus loin, quel sportif ne cherche pas à vaincre les limites par des exploits qui font de lui un être en suspension, plus proche des nuages ?
Je me souviens de mes premiers concours de plongeon ; le rebond sur la planche puis l’envol restent parmi les pleines sensations de liberté. Certes il y avait l’artifice de cette planche mais comme il est bon de se sentir dans les airs ; outre le danger, la compétition de trampoline me captive.
Mais revenons à notre chère danse.
Jean Guizerix dans le ballet En Sol de Jerome Robbins
Les saltations sont le moment préféré du cours, en général chez les hommes ; la puissances musculaire nous donne ici l’avantage sur ces Willis ou Sylphides, qui elles aussi n’aspirent qu’à s’élever ou à voler. Nous aimions tous les classes du matin où avec exaltation, un genre de compétition s’organisait pour une série d’entrechats six ou de doubles tours en l’air !
Quelle joie d’être l’interprète de la « petite batterie » du ballet Etudes de Harald Lander ou de celles de La Fête des fleurs à Genzano.
J’ai vu à l’école du Kirov, à Saint-Pétersbourg une classe donnée par Guénadi Sélioutsky, dans laquelle les pas de moyenne batterie étaient extrêmement bien dosés.
La grande batterie semble commune à toutes les nations dansantes, y compris les Basques !
Que n’ai-je rêvé en voyant des photos de Sacha Kalioujny sur une plage ou celles de Serge Golovine ou encore celles de Rudolf Noureev dans sa sissonne de l’Oiseau Bleu lors de son arrivée dans la troupe du Marquis de Cuevas ! Je n’oublie pas, non plus, les images de Jean Babilée.
Mais je crois que l’homme dansant qui m’a fait la plus forte impression dans les airs est Youri Soloviev ; la beauté de son saut, la légèreté due à la puissance de ses cuisses, la souplesse de sa réception silencieuse avait un aspect à la fois animal mais aussi métaphorique de l’âme. Ses amis l’appelaient « spatial Youri » du fait de son « altitude » intérieure comme extérieure !
Sa fin tragique illustre bien la difficulté de revenir sur terre lorsque l’on a la capacité de « voler ».
Aujourd’hui l’intérêt ne semble plus tant se porter sur l’intelligence et le développement de la mémoire que forme la « petite batterie ». En scène la virtuosité, la vigueur, la tonicité du bas de jambe font parfois défaut !
De même, à part dans les chorégraphies de Merce Cunningham, la danse contemporaine ne porte que peu d’intérêt à l’élévation.
Non, ce n’était pas mieux avant, c’était différent !
Il y a dans la « Belle danse » du 17ème siècle tant de subtilité musicale et de fine coordination entre les pieds, les bras et la tête que l’on ne peut s’empêcher de penser aux élèves des écoles de notre pays qui devraient connaître quelques rudiments de ce qui est à l’origine de la batterie virtuose.
Vers 1690 on cite Claude Ballon, le bien nommé, dont la légèreté prodigieuse faisait l’admiration des spectateurs ; en danse, c’est souvent l’élévation qui donne à l’interprète masculin son titre de noblesse, de même que dans la vie il faut savoir rebondir !
L’astronaute John W. Young, commandant de la mission Apollo 16, bondissant de joie sur la Lune
Dans les contes des Mille et une Nuits (blanches !) on lit à propos d’une épreuve liée à l’obtention d’un poste de grand usurier : « On imaginait un financier, ce fut un danseur qui l’obtint ! », car ses poches pleines de pièces d’or, grâce à la légèreté de son évolution ne tintèrent pas aux oreilles du Grand Pacha, qui avait fait, auparavant, passer les candidats dans une chambre remplie de tas d’or ! Le saut serait-il donc « salvateur » ou déjà un moyen de duper les finances du royaume ?
Fasse que les danseurs ne soient jamais pris dans ces rapports au commerce du toujours plus sensationnel, mais plutôt dans ceux d’un désir toujours plus intense de vivre son mouvement dans les « hauteurs » !