Un désir d’expressivité singulière
par Anne-Marie Sandrini
2 avril 2011
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Février 2011
Depuis que l’homme a découvert l’énergie nécessaire pour se redresser, il n’a eu de cesse que d’aller plus haut dans cette quête de la verticalité.
L’idée d’aller vers est née, désir d’élévation, d’expressivité singulière : le corps veut suivre les mouvements de l’âme, planer dans les airs, s’élancer, retomber.
L’importance vitale donnée à l’impulsion verticale entraîne une profonde modification dans l’organisation motrice du corps.
Nous sommes en 1815 et Genevieve Gosselin (1791-1818), élève de Jean-François Coulon, s’élève sur la pointe pour la première fois.
La volonté de monter sur la pointe correspond au désir de nier l’état de matérialité du corps pour entrer dans l’état de l’âme. Instant étiré, entre équilibre et déséquilibre, envol et suspension. L’envie d’aller vers le ciel était telle, que la danseuse se hissa sur les pointes. Si l’aventure est belle, le voyage a été long et périlleux.
Sous l’Ancien Régime, seules les classes dites dominantes portaient des chaussures à talon, situation depuis laquelle elles « regardaient d’en haut » la « piétaille » ! Porter des talons rouges était un privilège qui mettait l’aristocratie au-dessus des pieds plats, roturiers interdits du port du talon, et des va-nu-pieds, roturiers trop miséreux pour pouvoir se chausser.
Dès la Révolution, la danse classique démocratise pour ainsi dire la station verticale, jamais complète tant que les talons touchent le sol. Le danseur prend l’espace à bras le corps par les grands sauts, et la danseuse se hisse sur la pointe.
Nous voilà au cœur de la technique des pointes : c’est le talon qui se lève …
Dans ses mémoires, Marie Taglioni (1804-1884), dont la technique aérienne était légendaire, parle ainsi de son apprentissage :
« Chaque jour, je consacrais plus de deux heures à l’aplomb et à l’adage : m’élevant sur un pied, prenant les poses que je devais développer avec le plus de lenteur. Quand la pose était particulièrement difficile, j’essayais de la maintenir en comptant jusqu’à cent avant d’en changer et c’est grâce à cette persévérance que je suis venue à bout des difficultés. Ces poses sont exécutées sur pointes, en soulevant les talons de façon à ne jamais toucher terre. »
« Être » sur pointe est un état qui conjugue le cœur, le corps et l’esprit. C’est l’esprit qui donne au corps l’envie de lui obéir en projetant les émotions venant du cœur. Le regard, le buste, les bras, les mains sont à l’écoute et se parlent.
Le pied est une antenne tactile qui nous renseigne sur la nature du sol. Il fonctionne de façon intense et adresse en permanence au système nerveux des informations sur les variantes des appuis. Pour répondre à la demande technique, le pied doit être à la fois fort, souple et aussi réceptif que la main. Toutefois la capacité de résistance du pied ne dépend pas seulement de sa structure et de la puissance de ses os et de ses ligaments : elle est conditionnée par la tenue générale du corps.
« Elle rase le sol sans le toucher. On dirait une feuille de rose que la brise promène, et pourtant quels nerfs d’acier dans cette frêle jambe, quelle force dans le pied. Comme elle retombe sur le bout de ce mince orteil ainsi qu’une flèche sur sa pointe. »
- Théophile Gautier (1811-1872), Ecrits sur la danse
Lors du Gala organisé par Jean Dorcy en 1962, de gauche à droite Jacques Valdi, Maître Yves Brieux, Jean-Pierre Martinot, Anne-Marie Sandrini.
Collection particulière.
Depuis près de deux siècles la danseuse se produit sur ses pointes ; c’est ainsi que l’on peine aujourd’hui à imaginer l’émerveillement du spectateur face à un phénomène qui pour lui était proprement miraculeux. Et effectivement, pour que ce miracle de la technicité se produise, la répartition du poids du corps est nécessaire. Le regard, l’élan, la spiritualité vont venir au secours des phalangettes du gros orteil et des phalangines des quatre autres doigts par lesquels la danseuse accèdera à l’apesanteur.
On parle souvent de l’évolution du chausson et de son rôle dans le progrès de la technique. C’est oublier l’évolution des sols. Avec le linoleum et les nouveaux planchers en bois traité, la danseuse n’appréhende plus le péril des costières, les trous dans le plancher. Le fait d’utiliser moins la colophane lui permet des glissés au sol, des descentes de pointes plus moelleuses, un travail du pied plus en finesse …
Danseuses ! Soyez attentives à ce parfum d’élévation et laissez-vous aller à cet « Etat » de pointe !