Un maître italien oublié : Nicola Guerra (1865-1942)
par Francesca Falcone Professeur de Théorie à l’Accademia Nazionale di Danza
23 janvier 2011
| 2056 visits / visites
Rome, octobre 2010
Ettore Caorsi, premier danseur et maître auprès de l’Opéra de Rome, écrivait dans les années 50 que « parmi les modernes, ces grands danseurs et maîtres de danse qui ont donné à l’art italien son rang dans le monde, en toute première ligne il faut célébrer Nicola Guerra, à qui revient également le mérite de notables créations chorégraphiques ». [1]
Caorsi décrit la carrière de Guerra comme maître de ballet et chorégraphe dans les principaux théâtres européens (Vienne, Budapest, Paris, Rome, Milan), carrière poursuivie en Hongrie où il est élevé à la dignité de l’Ordre de Saint-Stéphane et en France, où il est fait Chevalier de la Légion d’Honneur. Et Caorsi de terminer laconiquement avec ces mots : « en Italie [Guerra] est oublié ».
Nicola Guerra a diciotto anni
Collezione famiglia Guerra
Nicola Guerra est né à Naples en 1865 et mort à Cernobbio en 1942.
Après avoir tout perdu à Budapest en 1917 pour s’être refusé à se ranger du côté autrichien dans le conflit mondial, Guerra a renoncé à enseigner à La Scala en 1924 en raison de ses convictions antifascistes.
La famille Guerra, qui réside près du Lac de Côme, m’a aimablement permis de consulter ses archives personnelles. D’autre part, entre 1997 et 1999 plusieurs de ses élèves dont Franca Bartolomei, Lia et Ugo Dell’Ara, Susanna Egri, Bianca Gallizia, Nives Poli, Walter Zappolini, Carola Zsalai Zingarelli ainsi que le français Edmond Linval m’ont donné leur témoignage, ce qui a permis de retrouver la trace de l’œuvre du maître et de découvrir aussi à quel point il est injustement oublié et pas seulement en Italie.
Quels que fussent les motifs pour lesquels Nicola Guerra aurait été pratiquement effacé de l’histoire de l’art, lorsque Jacques Rouché invita Guerra à diriger le Ballet de l’Opéra entre 1918 et 1922, puis de 1927 à 1929, il s’adressait à un maître reconnu, apte à créer des œuvres de structure solide, d’un goût sûr, et d’une sensibilité moderne.
Quoiqu’italien, Guerra était un produit de la grande tradition académique française, puisque son maître à Naples avait été Aniello Ammaturo (1820-1880), élève de Blasis et du français Auguste Hus [2]. De surcroît, Guerra était un homme cultivé, attentif aux autres arts - la musique, les arts plastiques, et aussi l’écriture puisqu’il était auteur de plusieurs romans dont l’intrigue concerne le monde de la danse.
En 1929, Guerra écrivait dans la revue Opéra :
« Il y a déjà longtemps que trop fréquemment on parle et on écrit sur l’école italienne et sur l’école française, avec tendance à prouver que la première est inférieure et différente de la seconde. Il y a aussi des critiques qui voudraient lui attribuer un caractère banal, vulgaire, disgracieux. […]
« En fait d’école il n’y a aucune différence : tout au plus il ne s’agit que de forme ; et celle-ci a été entièrement absorbée, il y a un siècle (à l’époque d’or de la danse) par l’école italienne.
« Veut-on savoir en quoi cette forme consiste-t-elle ? Dans un motif de grâce, d’élégance, de plasticità qu’auparavant l’artiste italien - maître de ballet ou danseur- ne possédait pas. Mais plus tard, à l’arrivée d’artistes français en Italie (comme le Valpot [3], le Carré, les Mérante, les Hus, etc.) ce défaut disparut et l’école devint une, avec son caractère de force et de grâce. » [4]
Nicola Guerra, ca 1890
Collezione famiglia Guerra
Or, à la fin du XIXème siècle, l’école italienne de danse avait abandonné le style noble où s’était distingué Gaetano Vestris en faveur de pas vigoureux produisant sur le public un effet sensationnel, et où l’effort physique était ostentatoire. Ce tournant était-il en cohérence avec les fondements de l’art ? Certainement pas ! disait Guerra, « ce fut plutôt de l’acrobatie ; et quant à moi je loue de plus notre grande Zambelli de s’être éloignée constamment de pareils excès (excès qui d’ailleurs, en ce temps-là, étaient rendus acceptables par la technique parfaite et sûre des artistes de l’époque). Quoi qu’il en soit ce n’est pas pour cela que l’on puisse établir d’une manière absolue une différence entre l’école italienne et l’école française lesquelles aujourd’hui se fondent en une seule. Au fond, si l’on veut parler de grâce et d’élégance, tout dépend de la nature et du caractère de l’artiste : il ne peut pas être question d’école. » [5]
Jacques Rouché voyait en Guerra le maître capable d’insuffler une nouvelle dynamique au corps de ballet étiolé en le dotant d’un répertoire riche et varié. Soulignons que Rouché avait aussi à cœur de réformer l’enseignement à l’Opéra, et pour lui, Guerra était la personne toute désignée. Et comme le maître italien avait su le faire en d’autres théâtres, il s’est montré à la hauteur de la situation.
Les examens (Concours) du mois de décembre, alors obligatoires pour tout le corps de ballet, étaient une étape importante que suivait toute la critique avec attention. André Levinson, pourtant avare en compliments, écrivait que sous la direction de Guerra le niveau technique s’était élevé et surtout, qu’il y soufflait un esprit nouveau, un enthousiasme et un fort sens de discipline qui transparaissait de la vive concurrence entre danseurs, qui semblaient se relever d’une torpeur prolongée [6]. Guerra par exemple exigeait des Grands Sujets briguant le rang de Premier Danseur qu’ils présentent, en plus de la variation imposée, une composition originale, nouveauté applaudie par Levinson.
Rue des Martyrs dans le 9ème arrondissement à Paris, Guerra avait ouvert une école privée très courue, comme le montrent la quantité de lettres reçues de ses élèves, lettres qui aujourd’hui se trouvent dans les archives de famille. Parmi ses élèves réguliers on croisait Lycette Leplat (Darsonval), Solange Schwarz et Lucienne Lamballe. Une fois surmontée la crainte qu’inspirait le visage décharné et sévère de Guerra, l’élève se rendait vite compte qu’il enseignait la danse « non pas comme une simple discipline d’étude mais comme expression de l’harmonie de l’âme ». [7]
S’il est permis de se demander pourquoi, dans ces lignes écrites par Léone Mail en 1988, l’œuvre de Gustave Ricaux est passée sous silence, il n’en demeure pas moins que son témoignage au sujet de Guerra est tout à fait singulier :
« Ainsi est-il particulièrement émouvant de penser qu’entre Marie Taglioni (…) et Serge Peretti, il n’y eut qu’un seul intermédiaire : Nicola Guerra (…). Professeur en privé, l’inscription à son cours impliquait un travail quotidien basé sur une partie technique différente chaque jour de la semaine. On y étudiait des enchaînements très particuliers tels les ‘fouettés à la Blasis’, les brisés ‘Télémaque’, des séries de divers pas de base qui faisaient sans aucun doute partie de l’enseignement de Marie Taglioni. Solange Schwarz et ses sœurs, Lycette Darsonval, Pierre Duprez, quelques autres et moi-même furent également ses élèves. » [8]
La dévotion que vouait Guerra à son art formait un contraste saisissant avec la « nouvelle danse » qui émergeait à ce moment là. Dans les mots de Guerra, « ‘La danse classique a ses racines dans l’Olympe, et nous a été enseignée par les dieux. La danse moderne n’est pas même bacchique, elle est tout au plus sélénique” Il se lève. “Voyez, par exemple la pose d’un Mercure. Eh bien, voilà un geste, un sens. Et les Muses ? Ainsi, ou encore ainsi (en montrant plusieurs attitudes). C’est toute une gamme d’idées profondes, nobles, expressives. Et les pleureuses ? Ou bien les nymphes ?’ Il prend successivement toutes ces attitudes avec une légèreté qui surprend. ‘Exprimer dans un geste un état d’âme, vibrer sous les sentiments comme des cordes harmonieuses sous les doigts d’un joueur de lyre, chanter, implorer, sans paroles, voilà la danse !’ » [9]
Nicola Guerra, ca 1930
Collezione famiglia Guerra
En 1928 Guerra rédigea une Méthode [10] que les enseignants de la Première et Deuxième Classe Elémentaire étaient appelés à suivre rigoureusement, ceci, afin d’établir les bases d’une pédagogie qui - à condition d’être appliquée depuis le plus jeune âge - aboutirait selon lui à d’excellents résultats. Mais il n’aura pas le temps de mettre en œuvre ses réformes. Ses relations tendues avec Albert Aveline [11] et Léo Staats ainsi que les différends d’ordre divers concernant la création des Créatures de Prométhée sur une commande de Jacques Rouché, lui firent démissionner brutalement en 1929. Cela ouvrit la porte de l’Opéra à Serge Lifar, jeune et brillant danseur que Rouché avait pu admirer dans Le fils prodigue et que Diaghilev avait lancé en tant que chorégraphe dans une nouvelle version du Renard de Stravinski.
Ci-dessous, les Instructions et Exhortations issues de la Méthode de Nicola Guerra. Si ce dernier s’est donné la peine de rédiger cette Méthode, c’est que – dans la classe de certains enseignants du moins - il s’était sans doute trouvé confronté à des défauts, reliques de pratiques surannées, et sur lesquels il se devait d’intervenir. (Soulignons que Guerra, qui parlait bien le français, faisait néanmoins montre d’une syntaxe aléatoire en écrivant, ce qui prête de temps à autre à des malentendus.)
Bagatelles, tournée artistique de Ballets
Collezione famiglia Guerra
INSTRUCTIONS
de Nicola Guerra
Les professeurs doivent incessamment avoir présent :
1. Que les pieds, à n’importe quelle position à terre ne soient pas trop tournés en dehors, c’est-à-dire qu’ils tiennent la ligne horizontale bien droite [à l’époque, nombreux étaient les professeurs qui forçaient l’élève à tourner le pied au point soit que l’élève cambrait le dos à outrance, soit qu’il laissait le pied tomber en pronation - ndlr]
2. Que la cinquième position soit bien serrée et de façon que la pointe d’un pied ne passe pas le talon de l’autre pied ; cela dans tous les mouvements, soit que l’on parte pour un ballon, soit qu’on y rentre, en descendant.
3. Que tout plié soit fait modérément, souplement et sans secousse.
4. Que les genoux soient bien tendus à toutes les poses ou être un peu pliés dans les temps de batterie, entrechat-quatre, entrechat-six, etc. pour permettre aux jambes de bien se croiser de manière à rendre ces mouvements plus brillants.
5. Que la jambe levée, dans toutes les positions en l’air, ne soit ni trop haute, ni trop basse de [par rapport à - ndlr] la ligne directe de la hanche.
6. Que le corps soit bien droit et surtout bien en aplomb sur [par rapport à - ndlr] la jambe qui reste à terre dans les adagio.
7. Qu’étant en position attitude derrière, la cuisse soit bien levée et la jambe bien pliée, en même temps que le corps ne soit ni trop penché en avant, ni en arrière, sans cela on pourrait difficilement faute d’équilibre, tourner sur soi-même en cette position.
8. Que les pointes [c’est-à-dire les doigts de pied - ndlr] dans tous les mouvements soient bien baissées, bien allongées [c’est-à-dire non courbées en bec de perroquet - ndlr] et que’en descendant d’en haut ce soit elles (et non pas les demi-pointes) qui touchent le plancher.
9. Que les talons dans les pliés ne soient jamais les premiers à se lever de terre, mais qu’ils suivent le plus tard possible la première flexion des genoux.
10. Que les hanches, à chaque plié, soient autant que possible bien ouvertes et que le corps tombe en aplomb sur la ligne d’union des deux talons ou centre de soi-même.
11. Que la tête soit bien érigée sur les épaules – néanmois sans ostentation – et que les épaules soient naturellement bien basses, et bien serrées en arrière.
12. Que les bras soient à chaque pose bien arrondis, sans affectation, sans effort dans les poses et qu’ils suivent harmonieusement les mouvements des jambes dans les différentes attitudes, en l’air comme à terre.
13. Que les sauts soient souples, moelleux, légers.
EXHORTATIONS
de Nicola Guerra
Avoir patience – surtout dans la classe élémentaire – corriger à chaque instant, s’arrêter, pour cela, même longtemps s’il le faut, puisque dans une Académie, ordinairement, on n’est pas pressé.
Ne pas faire monter trop tôt sur les pointes des pieds, en tout cas essayer après les premiers deux ou trois mois d’étude et si l’on est bien sûr que de la demi-pointe on peut passer aisément sur l’extrémité.
Aussi éviter de laisser monter sur une pointe seule : se limiter au plus à des échappés et des pas de bourrée mais toujours avec les temps. Car, ainsi que je l’ai mentionné, c’est dans la 2e classe que l’éléve apprendra la batterie, les tours et les exercices des pointes, néanmoins jusqu’à un certain degré de difficulté, le degré supérieur étant réservé aux professeurs de la 3e et 4e classe où l’élève ne parvient qu’après plusieurs années d’études.
Faire bien attention que les pieds, à terre, soient toujours plats, penchant plutôt sur les petits doigts que sur les orteils [afin d’éviter la pronation - ndlr], ce qui serait un défaut bien grave pour l’exécution générale de notre art.
Tous les exercices d’adagio doivent, en majorité, être précédés par un plié fondu, ainsi que [tandis que les pas d’allegro seront précédés - ndlr] par un demi plié, les pas d’allegro (grand et petit ballon) afin d’arriver à ce degré de souplesse qui avec la « naturalité » du geste et la ligne élégante du corps est le fondement de la légèreté « sylphidée » que chaque danseur ou danseuse doit nécessairement avoir.
Se rappeler enfin - les professeurs des classes élémentaires- que c’est d’eux que dépend le plus ou moins de perfection ou d’imperfection du danseur futur, car ainsi que nous l’enseigne Ch Blasis, le plus éminent Maître chorégraphe après Noverre et Gardel :
« Tout dépend des premiers éléments : un mauvais pli une fois pris, il est presque impossible de l’effacer. »
Notes :
[1] Ettore Caorsi, "Un grande maestro di danza : Nicola Guerra", dans Il Cigno, Rivista mensile della Danza, del Balletto e della Musica, a. I, n. 2 s.i.d. (1953), p. 70.
[2] Auguste Hus II (1769-1824) ou éventuellement Auguste Hus I (1735-1829. Les Hus sont une célèbre dynastie itinérante de gens de théâtre - acteurs, danseurs, auteurs dramatiques - active depuis le XVIIème siècle. Pietro Hus (né vers 1810 + vers 1880) a été maître de ballet au Théâtre de San Carlo à Naples.
[3] Né dans une famille tirolaise établie à Modène, Ferdinando Valpot, aujourd’hui méconnu, acquit le titre de primo ballerino assoluto. Il s’est notamment produit aux côtés de Elisa Albert-Bellon dans le Conte di Montecristo du chorégraphe Giuseppe Rota, à l’inauguration du Teatro Comunale di Reggio Emilia, le 21 avril 1857.
[4] N. Guerra, « Danse : l’école italienne, l’école française et l’école russe », in Opéra, 11 janvier 1929, p. 57, (Archive Guerra dit ci-dessous, ‘AG’).
[5] Idem, op. cit.
[6] A. Levinson, « Précisions sur la danse. Le Concours de l’Opéra », in Comoedia, 21 décembre 1928, AG.
[7] Vivere musicalmente, Parchemin donné à Nicola Guerra par les élèves du Théâtre de l’Opéra de Rome (Roma, 13-6-1932, Anno X- AG).
[8] Léone Mail (1916-2001). Note datée du 10 janvier 1988, intitulée « Histoire de la Danse et Tradition ». Collection particulière K. Morozumi.
[9] G. Manacorda, « Danse classique ou Danse Moderne ? Interview de M. Guerra, directeur de l’Académie de Danse à l’Opéra de Paris », in Illustration Théâtrale Internationale [s.d.], p. 135, AG.
[10] N. Guerra, Méthode à suivre strictement par les Professeurs de la première et deuxième classe élémentaire soit des jeunes filles, soit des petits garçons (Paris, février 1928, Bibliothèque Nationale de l’Opéra, Fonds Rouché, Pièce 166).
[11] « Albert Aveline a été l’associé de Zambelli pendant de longues années. Lorsqu’elle prit sa retraite, c’est Aveline qui lui-même a dirigé l’Ecole de danse (1935-1958). Il a été maître de ballet à l’Opéra pour cinquante cinq ans, et c’était un grand pédagogue, très différent de Zambelli. Il était plus influencé par le maître italien Guerra. Derrière son enseignement il y avait beaucoup de recherche, et son enseignement était très structuré. Un vrai travail, et c’était merveilleux. Toutes ses corrections étaient le fruit d’un processus de pensée (…) A l’instar de Zambelli, il était d’une très grande musicalité. Balanchine adorait Aveline et voulait toujours que ce soit lui qui monte ses ballets. » Christiane Vaussard, citée dans The Art of Teaching Ballet de Gretchen Ward Warren, p 236.