Souvenirs de Carlotta Zambelli
par Jacqueline Rayet
23 janvier 2011
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Quelques semaines après mon admission à l’Ecole de l’Opéra de Paris, Mauricette Cebron, mon professeur, me retint à la fin d’un cours et me dit, « Il faut que tu ailles chez Mademoiselle ! » « Ah bon ? » répondis-je. « Mademoiselle qui ? » « Mais … Mademoiselle, voyons ! »
Le sacrilège de ma question était évident ; n’osant insister je m’informais auprès du concierge de l’entrée des Artistes, Lucien Ferrari, au fait de tous les usages.
Mademoiselle Zambelli au Foyer de la danse en 1950 avec Jacqueline Rayet, Paulette Dynalix et Claude Naud
C’est ainsi que je me présentais, accompagnée de mon père, à Carlotta Zambelli, dernière des grandes ballerines italiennes engagées à l’Opéra, qui nous accueillit avec grâce et m’admit à son cours. Je m’y rendais en sortant de l’Opéra les mardi et vendredi en compagnie de quelques camarades de l’Ecole, dont Pierre Lacotte, seul garçon de la classe.
En arrivant, nous pouvions voir par-dessus la balustrade surplombant le studio la fin du cours des grandes et admirer Jacqueline Moreau, Christiane Vaussard, Paulette Dynalix, Claude Naud, Viviane Delini ... vêtues de jupons courts (Mademoiselle ne prononçait jamais le mot tutu).
On dit que Mademoiselle avait dansé avec esprit. De ses élèves elle attendait une danse claire, équilibrée, sans fioriture ni effets.
Dans le travail, elle recherchait le dynamisme, la précision et la justesse musicale. Le soin apporté à l’exécution ne devait entraîner aucune sécheresse ni mener à une danse figée ou arrêtée.
Mademoiselle Zambelli au Foyer de la danse vers 1956, avec Lycette Darsonval
Très exigeante, elle veillait à l’exactitude des tempi. Gare à l’accompagnateur qui ralentissait au passage d’une difficulté technique croyant ainsi « aider » un élève ! Elle bannissait toute exagération. Ainsi, lever la jambe plus haut que la hanche était une hérésie et elle reprenait celui ou celle qui s’y risquait : « Vous ne dansez pas le French Cancan » ou « Nous ne sommes pas chez les Russes ! »
Mademoiselle Zambelli avait la science des épaulements, des ports de bras. Pour les enfants que nous étions c’était avec beaucoup d’attention qu’elle surveillait le placement des mains. Si les doigts s’écartaient elle nous distribuait des petits morceaux de papier que nous tenions pincés entre le pouce, l’index et le majeur. Pour favoriser « l’effacement » des épaules nous devions parfois danser les mains retournées et nouées derrière le dos, comme la célèbre Petite Danseuse de Degas. La barre, assez courte (je crois qu’elle n’excédait pas 20 à 25 minutes), était alerte et tonique. Les exercices ne changeaient jamais, ni dans leur ordre, ni dans leur composition, ni dans la musique, adaptée à chacun d’eux.
Au milieu, Mademoiselle ne « montrait » pas non plus les exercices. Nous ne les faisions évidemment pas tous dans la même leçon, mais nous les connaissions tous par cœur. Il suffisait qu’elle annonce « Grand fouetté ballonné » pour l’adage ou « les jetés » (une des fameuses séries), pour que nous sachions immédiatement de quoi il s’agissait.
Après l’adage, les tours, une série, la petite batterie et un petit pas de pointes, la leçon se terminait avec un grand enchaînement finissant immuablement par une série de tours suivis finis en 5ème position et un manège de piqués en tournant, arrêté dans une quatrième position stable et qui devait être tenue au moins trois secondes. S’il restait du temps et que nous avions bien travaillé, Mademoiselle nous faisait « passer » l’entrée des Tziganes des Deux Pigeons ou les petites amies de Swanilda. La récompense suprême était l’entrée des Vendangeurs ou un passage des Willis de Giselle.
Le Salut concluait cette leçon. Voici les recommandations de Mademoiselle : « Ne jamais ’plonger’ en se penchant en avant dans la révérence. Les jambes fléchies légèrement en quatrième position, incliner gracieusement, avec modestie et dignité, la tête, toute en maintenant le buste droit. » Mademoiselle « montrait » et c’était une belle leçon.
Christiane Vaussard, élève de Zambelli, avec Raoul Bari, élève de Ricaux, dans Le Spectre de la Rose
Coll. Raoul Bari
Je revois sa mince silhouette toujours habillée en gris d’un chemisier de soie orné d’un sautoir de perles, d’une jupe à mi-mollet, et chaussée de Richelieus à petit talon. Sa tête, petite, au casque de cheveux argentés, son fin visage éclairé par un regard noir et vif.
J’ai fréquenté le cours privé de Carlotta Zambelli de 1942 à 1950, année où je fus nommée Grand Sujet. J’ai alors été admise au cours qu’elle donnait au Foyer de la Danse de l’Opéra, réservé aux Grands Sujets, Premières danseuses et Etoiles femmes. J’avais 17 ans.
Après toutes ces années je pense à elle avec respect et affection. Et je la remercie.
Jacqueline Rayet est Etoile de l’Opéra de Paris, nommée en 1960. Engagée à 13 ans dans le corps de ballet, d’emblée Georges Balanchine lui fait danser Sérénade, Palais de Cristal et Le Baiser de la fée. De nombreux chorégraphes dont Serge Lifar, Peter van Dyk, Roland Petit, Lorca Massine et surtout Maurice Béjart créent des œuvres avec et pour elle ; sans oublier les grands rôles du répertoire, elle y consacre un travail approfondi. Maître de ballet pour Béjart au Ballet du XXème siècle en 1981, à la demande de Rolf Liebermann Jacqueline Rayet a également été maître de Ballet à l’Opéra de Paris en 1979 et 1980. Enseignante, elle professe au CNSMDP entre 1986 et 1998. Jacqueline Rayet est Officier de la Légion d’Honneur, Chevalier des Arts et des Lettres et Commandeur de l’Ordre national du Mérite.