« Je lui dois ma vie »
Témoignage de Tatiana Leskova
30 mai 2010
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Ces évocations de Madame Liubov Nikolaïevna Egorova ont remué des souvenirs et sans les mettre en chronologie j’ai laissé à l’émotion le rôle de fil conducteur.
J’avais 9 ans en août 1932 quand ma mère est décédée de tuberculose. Nous vivions en France et j’étais une enfant fragile tant physiquement que psychologiquement, ayant eu moi même une pré-infection à l’âge de 5 ans. Les médecins avaient donc recommandé à mes parents que je fasse des exercices physiques ou de la danse pour assurer ma santé.
Mon père a demandé à son ancien collègue de régiment en Russie, le Prince Nikita Troubetzkoï, d’in-tercéder auprès de sa femme, Liubov Egorova, pour qu’elle m’accepte dans son cours de danse au 15 rue de la Rochefoucauld.
A l’époque Madame Egorova n’avait pas encore de cours pour enfants. M’ayant vu danser elle réalisa que je n’avais aucune base, seulement des facilités. Par conséquent elle m’a envoyée chez son collègue Nikolaï Kremnev. Durant un an Kremnev me donna des cours particuliers gracieusement. Quand j’arrivais à faire une pirouette il me donnait un franc et quand j’en réussissais deux je recevais deux francs pour acheter une sucette.
Tatiana Leskova en Aurore, à Rio de Janeiro vers 1954
Collection de l’artiste
Dans le studio de Nikolas Kremnev j’ai eu l’opportunité de voir Kira Njinska répétant le rôle de son père dans le Spectre de la Rose. Je fus surprise de la voir non pas en tunique, comme c’était l’habitude alors pour les femmes, mais en maillot noir et en chemise blanche comme portaient les garçons. De même dans ce studio j’ai eu la chance de connaître les danseurs du « Ballet 33 » dirigés par Georges Balanchine : Tamara Toumanova, Nina Verchinina, Roman Jasinsky, Tilly Losh et Tamara Grigorieva parmi d’autres.
Dans un sens Madame Egorova était ma « Mère de la Danse » et dans un autre elle remplaça dans mon quotidien ma maman avec sa bonté, sa tendresse et son attention.
Madame était une grande Dame, une grande ballerine du Théâtre Maryinskii. Malgré son âge on sentait la Danse en elle. Calme, digne, attentive… et exigeante vis à vis de notre travail, un professeur exceptionnel.
Assise sur un petit banc auprès du piano elle ne se levait que pour nous donner les exercices à la barre, qui se répétaient avec de subtiles variations. En revanche, pour le travail au centre, après avoir écouté la musique avec attention elle nous créait des combinaisons dans les adages, les sauts, les petits sauts et tous les autres mouvements techniques. Ses adages étaient de vraies chorégraphies. Ce n’était pas uniquement de la technique, mais aussi et surtout de l’art pur de la danse.
Près d’elle au-dessus de la cheminée veillait le buste d’Anna Pavlova.
Les exercices à la barre que Madame nous enseignait s’enchaînaient différemment de la technique d’aujourd’hui. Par exemple, après les ronds de jambe à terre, les grands demi-ronds de jambes jetés par « flic-flac » étaient progressivement de devant à la seconde et de derrière à la seconde, et non avec le rond de jambe exécuté en entier comme on le fait maintenant. Dans la série des grands battements, on terminait avec un grand battement rattrapé à la seconde avant de faire le pied dans la main.
Je crois que certains exercices de sauts et surtout la petite batterie, étaient inspirés de l’école de Bournonville, ainsi que des études de Madame au Maryinskii avec Cecchetti.
Une chose dont je me souviens très bien, c’est Madame assise sur son petit banc, les yeux fermés écoutant la musique, et qui nous montrait les pas avec ses mains comme si elle les tricotait, et, toujours assise, utilisait les épaulements pour chaque combinaison.
Madame nous préparait à être des danseurs. Elle était si musicale et inspirée !
Je suis rentrée d’abord dans le cours pour enfants de 18 heures ; peu de temps après je suis passée au cours de 17 heures et finalement à celui de 11 heures, le cours professionnel. Dans les cours de Madame, quasi quotidiennement on voyait les danseurs de l’Opéra de Paris comme Solange Schwartz, Lucienne Lamballe, Lycette Darsonval et même parfois Serge Lifar, qui était un très grand ami. Et lors du passage des Ballets Russes de Monte Carlo à Paris, Alexandra Danilova, sa grande amie Alicia Markova, ainsi qu’André Eglevsky, David Lichine et d’autres solistes faisaient la classe.
Un peu plus tard les jeunes Janine Charrat et Ethéry Pagava se joignirent à nous. Entre parenthèses Ethéry Pagava est entrée en scène avec moi participant comme ma petite sœur dans le Ballet L’Anniversaire de l’Infante avec Youly Algaroff, chorégraphié par Madame.
Après la guerre, je venais de Rio de Janeiro faire les classes de Madame durant mes vacances. J’y ai rencontré Maurice Béjart, Pierre Lacotte, Ghislaine Thesmar, sans oublier Raymond Franchetti, ainsi que Georges Skibine et Vladimir Mechkov. Ces deux derniers avaient fait partie des Ballets de la Jeunesse dans le temps.
Pour revenir encore à Liubov Nikolaïevna : Madame entrait dans la salle (nous étions déjà installés à la barre à l’attendre), toujours vêtue en jupe à plis bleu marine, en chemisier clair et cardigan. Par temps froid elle portait un châle et même des mitaines et un foulard autour du cou, qui pouvait être de n’importe quelle couleur – sauf du violet. Si nous, petites filles, lui apportions des violettes, elle les refusait gentiment, acceptant seulement les violettes de Parme, tenant à la superstition courante dans le ballet du Théâtre Maryinskii que les violettes portaient malheur.
Le travail de nos jours est différent : la technique d’abord et les jambes le plus haut possible. Du temps de Madame, elle nous enseignait à danser, bien que ses cours étaient très difficiles. Les combinaisons nous faisaient danser musicalement, la technique servant uniquement comme moyen. Pourtant, toutes les élèves de Egorova avaient une très bonne technique et tournaient très bien. Autant chez Madame que chez Preobrajenskaya les élèves faisaient une quantité de tours en-dehors et en-dedans, des diagonales et des manèges sans parler des fouettés. Toute cette quantité de tours que Madame nous enseignait était dûe à l’influence de la danseuse italienne Pierina Legnani, la créatrice du Lac des Cygnes de Marius Petipa.
Madame était calme mais nous corrigeait sérieusement sans élever la voix. Elle attendait de nous une discipline stricte et un respect mutuel. Surtout elle exigeait un respect de la souveraineté des étoiles et premiers danseurs qui venaient faire la classe. A ce moment-là nous passions d’office au deuxième ou troisième rang, laissant aux invités la place de devant.
Un jour il m’arriva un incident très désagréable : Devant toute la classe au début du cours Madame me rappela à l’ordre. Il se trouve que j’avais été invitée à participer au film Mayerling, avec Danielle Darrieux et Charles Boyer, tourné dans les studios de Joinville en 1937. Nous allions danser sur la musique de la Valse des Fleurs de Tchaikovsky avec la chorégraphie de Anatole Oboukhoff. Les premières danseuses étaient Vera Nemtchinova et Nina Kirsanova. Pendant la séance de préparation, dans le salon de maquillage où on nous fardait avec un fond de teint jaune et les lèvres noires, dans mon enthousiasme d’enfant je me suis adressée à Nina Kirsanova en la tutoyant. Le jour après, Madame m’a dit devant tous les élèves que je devais avoir honte de ne pas avoir respecté les plus grands et m’a demandé pour qui je me prenais.
Pour revenir maintenant à ma première expérience dans le ballet, j’ai fait une audition pour le Ballet de l’Opéra Comique n’ayant pas encore 14 ans. J’ai été engagée comme stagiaire car les règles de l’Opéra et de l’Opéra Comique ne permettaient l’entrée effective dans le corps de ballet qu’à seize ans révolus.
Parallèlement je dansais dans les Ballets de la Jeunesse, aux côtés de Geneviève Moulin, Georges Skibine, Vladimir Mechkov, Youly Algaroff (et plus tard Edmond Audran remplaçant Skibine), Tatiana Bechenova, Nina Popova, Lillett Crenshow, Raymond Franchetti. Des professionnels expérimentés comme Hans Brenna, Thomas Armour, Birger Bartholin ont fait aussi partie des Ballets de la Jeunesse, où les chorégraphies étaient de Madame Egorova, Birger Bartholin et Boris Romanov. Malheureusement cette compagnie n’a pas duré.
Ce fut durant la classe de Madame que Liubov Tchernicheva (1) et Serge Grigoriev, régisseur des Ballets Russes de Monte Carlo, m’ont repérée et engagée comme petite soliste, avec Geneviève Moulin, les frères Tupine et Nina Popova, pour partir en Angleterre et y préparer la saison à Convent Garden, en 1939.
Artistes des Ballets de la Jeunesse
fondés par Egorova vers 1937
De gauche à droite :
Georges Skibine, Geneviève Moulin,
Tatiana Leskova,
Vladimir Mechkov
Collection Tatiana Leskova
J’ai un souvenir très précis du moment émouvant où Madame Egorova est venue nous dire adieu à la Gare du Nord avant notre départ pour Londres, d’où nous devions prendre le bateau pour l’Australie. La Guerre venait de commencer. Ce fut un moment important pour nous, il faisait très froid, c’était tôt le matin et Madame était là spécialement pour nous dire que Dieu nous protège dans ce long voyage vers ces lointains pays.
La responsabilité du Prince Nikita Troubetzkoï, son époux, était de prendre soin de la maison, promener Trott, le terrier de Madame et de préparer le déjeuner, généralement des « Kotletki » et du Kasha. Quand l’heure était venue, le Prince, très digne, apparaissait à la porte du studio pour que Madame se rende compte que la classe devait se terminer, car Madame oubliait souvent l’heure, occupée qu’elle l’était par ses corrections ou encore par les fouettés que chacune voulait répéter à nouveau devant elle.
Je me souviens de quantité de personnes passant par son studio : les frères Tupine qui furent aussi des Ballets de la Jeunesse, la toute petite Tatiana Rousseau, Janine Charrat, André Eglevsky, Yvette Bouland-Vinay, Vera Nemtchinova, Anna Leontieva la fille de Natalia Klemetskaia, qui avait été danseuse chez Diaghilev, Konstantin Tcherkass, qui fût le directeur du Ballet de l’Opéra Comique, Mia Slavenska ainsi que Hélène Kirsova et le tchèque Edouard Borovansky (2), pionniers de la danse classique en Australie, les sœurs américaines Catherine (3) et Dorothy Littlefield qui fondèrent le Ballet de Philadelphie (4). Il y avait aussi beaucoup de danois. La plupart de « ses » danseurs ont fait une brillante carrière.
La dernière fois que j’ai revu Madame Egorova, elle était déjà très âgée. C’était dans l‘infirmerie de la Maison Russe de Sainte-Geneviève-des-Bois. C’est au Cimetière Russe qu’elle y fut enterrée plus tard.
A Madame Egorova, je dois tout - tout ce que j’ai été et tout ce que je suis.
Je lui dois ma vie car elle m’a donné un métier. Et j’ai vécu de ce métier en tant que danseuse, maître de ballet, chorégraphe et professeur que ce soit à Londres, en Australie, aux Etats-Unis, puis Canada, Mexico, Cuba, Amérique Centrale, Amérique du Sud pour me retrouver au Brésil avec les Ballets Russes du Colonel de Basil, pays où je suis restée.
Grâce au fait que Madame m’ait si bien préparée, j’ai pu intégrer les Ballets Russes du Colonel de Basil. Grâce à cela j’ai eu la rare opportunité de travailler personnellement sous la direction de Mikhaïl Fokine, Bronislava Nijinska, Léonide Massine, Georges Balanchine, David Lichine, et d’apprendre auprès d’eux les chorégraphies du répertoire.
Merci Madame, spassibo Liubov Nikolaïevna…
Paris, 10 mai 2010
Notes :
1. 1890-1976
2. 1902-1959
3. 1905-1951
4. C’était en 1936. Dès 1937 le Ballet de Philadelphie présentait la première version intégrale de La Belle au Bois Dormant aux USA.