Auguste Vestris


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28 mars 2010, cinquième soirée : Mathilde Kschessinskaya

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La princesse Mathilde Kschessinskaya
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La princesse Mathilde Kschessinskaya
par Beryl Morina

28 mars 2010

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Il m’a été demandé de décrire les circonstances qui m’ont ammené à étudier de manière intensive auprès de Madame Kschessinskaya, d’abord avant la Guerre, puis juste après.

J’évoque avec la plus profonde affection et reconnaissance ces années passées auprès de celle qui fut mon maître.

J’avais onze ans quand je fus admise à la Vic-Wells School of Ballet (qui devenait, un peu plus tard, la Royal Ballet School), dont les cours avaient lieu au Sadlers Wells Theatre à Londres. Toutefois, à la différence de l’Ecole actuelle, nous ne recevions aucun enseignement général.

Aussi, au bout d’une année environ, mes parents ont pensé que ma scolarité était largement insuffisante et envisagèrent de m’envoyer à Paris afin que j’y apprenne le français ainsi que d’autres matières. Mon éducation n’était pas la seule considération. Ils tenaient sans doute à savoir si mes dons de danseuse étaient exceptionnels au point de justifier une dépense aussi importante.

Ma mère conclut alors que la façon la plus expéditive d’attirer un avis véridique sur mes dons serait de faire croire un instant aux professeurs que nous allions consulter que la famille vivait dans des circonstances financières difficiles.

C’est ainsi que ma mère m’emmena à Paris, où elle réussit à convaincre Serge Lifar, alors directeur du Ballet, de nous recevoir. Elle souhaita l’avis du maître sur mes perspectives de carrière - « compte tenu des circonstances financières » des parents !

« Vous avez fait le voyage depuis l’Angleterre ? » demanda Lifar, incrédule. « D’accord, je la verrai. » Ainsi le lendemain nous nous sommes retrouvés tous les trois à l’entrée des artistes, avant de monter les escaliers vers la salle de répétition tout en haut du Palais Garnier.

Kschessinskaya dans Les Noces de Thétis et Pélée de Petipa, juillet 1897
Le photographe tente ici par la ruse de rendre l’action du saut

Et voilà que je me retrouvais, ébahie, dans le studio circulaire aux fenêtres en œil de bœuf peint jadis par Degas et face à Lifar, grand artiste, danseur célèbre aux traits si exotiques !

Il me fit faire quelques exercices de barre puis au milieu, suivi d’un adage et d’un allegro. Finalement il me demanda si je connaissais une danse que je pouvais lui montrer.

Il conclut que si j’avais encore beaucoup à apprendre « quoiqu’il arrive, elle doit danser ». Puis il nota sur un papier les noms des trois studios les plus réputés de Paris : ceux d’Olga Preobrajenskaya, de Mathilde Kschessinskaya et de Liubov Egorova.

Et c’est Kschessinskaya qui fut choisie. Après avoir téléphoné à la princesse, Lifar m’expliqua que le lendemain elle m’attendrait à son cours, et qu’elle m’accepterait peut- être dans son école à titre gracieux.

Mathilde Kschessinskaya, bien sûr, était célèbre en tant que Prima Ballerina Assoluta du Théâtre Mariinsky à Saint-Petersbourg. En exil à Paris, épouse du grand-duc André, elle était dans la vie privée Son Altesse Sérenissime la princesse Romanovsky-Krassinsky.

Et effectivement, le lendemain, Lifar se rendit au studio de Kschessinskaya et m’observa durant la leçon qui avait lieu à treize heures. A la fin de la leçon, la princesse indiqua qu’en raison des circonstances difficiles des parents, elle m’enseignerait dorénavant à titre gracieux.

Petr Nikolaievitch Vladimirov (1892-1977) dans le grand pas de trois de Paquita
Partenaire préféré de Kschessinskaya, ce danseur inspiré émigra aux Etats-Unis avec son épouse Felia Doubrovska et enseigna à la School of American Ballet de 1934 à 1967

Vint le grand moment de ma mère, qui triomphait . « Si bien nous ne sommes pas riches », expliqua-t-elle sans ambages « nous avons tout à fait les moyens de payer ! Je rusais afin d’apprendre le fond de votre pensée ! » « Eh bien, vous êtes une dame tout à fait perspicace », s’exclama Lifar, riant aux éclats. Dans la bonne humeur, nous sourions tous, visiblement soulagés du résultat, y compris moi-même !

Rares étaient les Anglais qui se rendaient à l’étranger avant la Guerre, mais de fait, le taux de change nous était alors très avantageux. Les honoraires de Kschessinskaya par exemple, étaient deux fois moins chers que ceux de la Vic-Wells School.

Lors de cette première rencontre avec la princesse (c’est par ce titre que ses élèves s’adressaient toujours à elle), le grand-duc était présent et la conversation tourna bientôt autour du problème de la scolarité et de l’hébergement.

« Beryl aura à travailler dur, aussi sera-t-il essentiel qu’elle se nourrisse convenablement », déclara la princesse. Le grand-duc suggéra alors que je sois hébergée auprès du prince et de la princesse Mestchersky. Cette dernière dirigeait une institution de jeunes filles de la bonne société ; une surveillante s’occupait de tout ce dont elles pouvaient avoir besoin. Quoique je fusse de loin la plus jeune des pensionnaires, on m’y trouva une chambre, avec de très heureuses conséquences.

Olga Spessivtseva (?) et son partenaire Kirieff vers 1939 dans Harlequinade
Collection de Beryl Morina

Mais d’abord, il me fallait retourner à Londres pour le dernier trimestre à Sadlers Wells, et aussi consulter Mademoiselle de Valois, fondatrice du Royal Ballet.

La question de ma scolarité, souci majeur de mes parents, lui fut soumise, et en particulier l’apprentissage du français. Mademoiselle de Valois, qui parlait elle-même le français, s’est montrée fort bienveillante. Surtout, elle approuva chaleureusement le choix de Kschessinskaya comme professeur. « Et si Beryl change d’avis, elle pourra toujours revenir parmi nous », ajouta-t-elle.

Et c’est ainsi que le destin me donna cette grande chance de travailler dur sous la direction de Kschessinskaya, qui allait me donner également des cours de pas de deux, aux côtés d’un partenaire qui s’appelait Anatole Oboukhov !

Au cours de l’été 1947, je lui rendis visite à nouveau à son studio. Heureuse de constater que que j’avais retenu son enseignement d’avant la Guerre, elle me donna des leçons de répertoire absolument formidables, inspirées, dont tout le Deuxième Acte de Giselle. Elle pria Kirieff d’être mon partenaire.

Nous avons également répété les grands pas de deux du Lac des Cygnes, des Sylphides et de La Belle au Bois Dormant.

Enseigner à la génération montante ces rôles auxquels elle avait tant donné était, j’ai bien ressenti, sa plus grande joie.

Faut-il s’etonner de ce que mon association avec Kschessinskaya soit restée parmi les souvenirs les plus précieux de mon existence ?

Mars 2010