Auguste Vestris


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27 mars 2010, quatrième soirée : Nora Kiss

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Réflexions sur l’enseignement de Nora Kiss
par Bjarne Hecht

27 mars 2010

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C’était l’été de 1976. Dans le but d’approfondir mon apprentissage, je me rendis à l’étranger pour la première fois, concrètement à Paris, avec en main une liste de professeurs qu’on m’avait recommandé.

C’est ainsi que je me suis trouvé face à Madame Nora au Studio Chaptal. Le courant est passé instantanément. Elle devait alors avoir 68 ans mais paraissait être sans âge. J’ai tout de suite perçu un intérêt, une intelligence artistique que je recherchais ardemment. Le jour suivant, dès ma première classe avec elle, je sus que j’avais trouvé ce que j’étais venu chercher, et je revins souvent à Paris pour travailler avec elle, tantôt sur des points spécifiques, tantôt pour simplement profiter de son enseignement.

Son cours au Studio Chaptal était ouvert. Si vous étiez discipliné et habité du désir d’apprendre, vous pouviez y accéder. On y retrouvait des élèves de niveaux très différents – d’ailleurs je fus d’abord étonné d’y découvrir une poignée d’élèves pas particulièrement doués côtoyant des élèves de l’Opéra et des professionnels venus du monde entier (j’y ai même vu Nouréev). Au fil du temps, j’ai appris à respecter en Madame Nora cette générosité, car elle prêtait de l’attention à chacun, tirant d’un élève même peu doué une danse venant du coeur.

Bjarne Hecht dans Polka Militaire (Chor. Bournonville)
Cliché Mydtskov

Pour Madame Nora, le fondamental est une technique sans faille, où chaque détail compte. Inutile de rechercher la perfection dans le torse si les pieds sont laissés à vau-l’eau, inutile de tourner dix tours si les bras sont tordus. Mais ce qui lui importait tout autant et peut être même plus était qu’il nous faut exulter dans notre technique. Danser ! Ce qui fait le danseur est la relation entre nos capacités techniques et notre vie émotionnelle. Elle était parmi les rares qui non seulement l’avait compris, mais qui s’engageait activement à l’enseigner.

Ses connaissances de l’anatomie étaient excellentes. Lorsqu’elle cherchait à corriger la posture d’un élève, elle plaçait un doigt sur un endroit donné de la poitrine ou du dos, et le corps réagissait et se corrigeait comme instantanément.

Une fois, elle me demanda de dessiner le pied sur une serviette de table et d’indiquer les trois points où le poids devait reposer, et là où il fallait comme « mordre » le plancher, ceci, afin de bien voir si j’avais compris ses explications. Pour nous apprendre à respirer, elle demandait à la classe, lors d’un exercice à la barre, d’accompagner le pianiste en chantant, puis elle allait de l’un à l’autre en vérifiant le diaphragme, le ventre et la poitrine, en mettant ses mains sur nos poumons, ce qui nous aidait à sentir comment, où et quand respirer. Sans se dresser explicitement contre les idées reçues, elle s’enquérait d’aspects que d’autres négligeaient. Son oeil clairvoyant percevait ce qu’il fallait faire, elle voyait plus, et mieux.

Madame Nora entretenait une grande admiration pour Bournonville. Mais le style qu’elle enseignait était très différent de ce que j’avais appris au Danemark – plus grand, plus ouvert, fier mais sans arrogance. En privé, elle me dit de ne jamais abandonner Bournonville, mais d’être ouvert aux autres styles et d’y incorporer ce qui me convenait bien. Elle cherchait une largeur, une ouverture du dos et des bras, et quant à la posture, qui chez moi avait toujours été bonne, elle demandait que « le monde entier puisse en bénéficier ». Elle nous faisait voir qu’aucun détail même apparemment infime n’est insignifiant, et que le tout ne pourra être parfait que si chaque détail reçoit son dû !

Madame Nora n’avait pas de structure fixe pour son cours. Elle pouvait donner la même structure générale pendant deux ou trois jours d’afilée ; à d’autres moments ses cours étaient tout à fait différents d’un jour à l’autre. Elle percevait d’emblée ce dont une classe avait besoin, non seulement en termes d’exigences techniques mais aussi de l’ambiance « morale ». Aussi pouvait-elle être stricte et exigeante un jour, drôle et spirituelle le suivant. Lorsqu’elle avait donné trois ou quatre jours de suite des cours très durs sur le plan technique, le lendemain elle allait presque certainement donner un cours très dansant où on allait se faire plaisir. C’était aussi cela, son génie.

Bjarne Hecht en 1976, avant son travail
avec Nora Kiss
Collection de l’artiste

Quand un élève ne pouvait séjourner à Paris que peu de temps, elle en tenait compte dans son plan de cours, sans toutefois négliger ses élèves habituels. Rien de très original dans la structure du cours : une trentaine de minutes à la barre, parfois suivi d’un grand port de bras au milieu, et puis naturellement d’adages et d’allegro. C’était un cours bien équilibré, à moins qu’elle ne considérât qu’il fallait se concentrer sur un problème en particulier.

Lors de mes séjours à Paris, elle avait coutume de s’asseoir avec moi après le cours pour discuter des aspects sur lesquels il me fallait travailler. Elle me faisait prendre des notes afin que je n’oublie rien une fois de retour au Danemark.

A ce que je sache, il était assez inhabituel pour Madame Nora d’intègrer le répertoire dans ses cours. Mais si quelqu’un lui présentait un problème particulier, elle se faisait une joie de l’aider. Par exemple, alors que je répétais Etudes de Harald Lander (que Toni Lander montait au Danemark), j’avais beaucoup de mal avec le passage des Grandes Pirouettes et des Fouettés.

Conscient du pétrin dans lequel je me trouvais, je décidai de partir pour Paris et de consulter Madame Nora. Chaque jour de la semaine, elle a donc donné des grandes pirouettes dans le cours. Madame Nora ne corrigeait que très peu – elle plaçait ses doigts magiques sur différents endroits du corps afin que je comprenne où il me fallait détendre et où resserrer. Elle me faisait ouvrir plus grand les bras, tout en travaillant sur la manière de finir et sur la présentation générale.

Le premier jour de mon retour à Copenhague, nous avons fait un filage d’Etudes. Toni Lander se tourna vers son assistant après les grandes pirouettes pour lui demander comment un tel changement avait-t-il pu se faire dans l’espace de moins d’une semaine ! Son assistant lui répondit que j’étais allé à Paris consulter Madame Nora, alors Toni arbora un large sourire.

La musique et la musicalité étaient au centre de tout pour Madame Nora. A l’instar de Balanchine elle voulait que le danseur ne fasse qu’un avec la musique. Elle collaborait étroitement avec le pianiste et n’hésitait pas à arrêter un exercice si la musique ne collait pas.

En dépit des nombreuses heures qu’elle consacrait à ses élèves, Madame Nora protégeait son intimité. Elle ne parlait jamais de son passé ni même de ses loisirs. Par contre elle assistait à tous les spectacles de ballet et visitait les musées et galeries d’art. Elle encourageait ses élèves à s’exprimer sur les spectacles qu’ils voyaient et à son tour, se permettait de suggérer qu’ils visitent tel spectacle ou telle exposition. Si ce qu’elle voyait ne lui plaisait pas toujours, elle respectait néanmoins le travail investi dans une création. Et s’il lui arrivait de s’irriter voire de se mettre en colère face à un grand talent qui présentait un travail négligé, c’est qu’elle respectait vraiment les dons et le potentiel de son talent.

... et après en 1986
Cliché Leslie E. Spatt

A mon sens, Madame Nora était l’un des rares très grands enseignants. Jamais elle ne se bornait à simplement enseigner des pas, ni même à les faire danser parfaitement. Son enseignement était la danse comme forme d’art. En ceci, je veux dire qu’elle comprenait que ce sont les détails qui font le tout, que c’est la musicalité et la joie de danser, associées à une technique sans faille, qui font le danseur par opposition au gymnaste. Et tout comme Bournonville, pour elle chaque pas avait un sens. Elle comprenait que le danseur doit y engager son âme, et que l’inspiration se puise à de nombreuses sources.

Sa grandeur résidait aussi en ce qu’elle a su évoluer avec son époque. Consciente des nouvelles exigences qui pouvaient surgir et dont la carrière de ses danseurs dépendait, elle a su modifier certains aspects de son enseignement. Nous savions tous qu’elle était fort colérique, mais il n’y avait aucun doute possible sur l’affection qu’elle entretenait pour ses élèves. Elle leur a tout donné, sans rien garder pour elle.

Janvier 2010

Bjarne Hecht est ancien soliste du Ballet du Théâtre royal du Danemark.