Entretien avec Katsumi Morozumi
(Administratice, Inoue Ballet Foundation)
septembre 2009
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Katsumi Morozumi
Collection particulière
Q/ Pourriez-vous expliquer comment vous avez été amenée à vous intéresser à la danse classique ?
R/ J’ai vu La Belle au bois Dormant lorsque j’étais élève à l’école de Madame Wakao à Kofu dans la Préfecture de Yamanashi où je suis née, avec Monsieur Hirofumi Inoue dans le rôle du Prince Désiré. Monsieur Inoue venait de rentrer d’Europe ; quand je lui ai dit plus tard combien j’avais été touchée par ce spectacle, il était très content d’apprendre que quelqu’un – en l’occurrence, moi – avait commencé à danser « grâce à lui » - mais à vrai dire c’était le spectacle dans son entier qui m’avait enchantée, la musique, les couleurs, la scène …
En face de notre maison se trouvait une école de danse où l’on enseignait la danse moderne, et j’avais déjà voulu commencer plus tôt. Mais Madame Wakao, qui devint mon professeur, était une amie de ma mère ; toutes jeunes elles avaient fréquenté la même école. Ma mère voulut donc que je danse avec Madame Wakao. Son école se trouvait plus loin et je devais prendre le bus. J’avais treize ans, mais acquérir l’en-dehors a néanmoins été assez facile pour moi.
Madame Wakao avait appris la danse moderne. Elle avait été l’élève de Midori Ishii, elle-même disciple de Baku Ishii. La tradition japonaise veut qu’un grand maître donne son nom à un disciple méritant. C’est ainsi que Midori a herité du nom de son maître Baku.
Chef d’une grande famille de la danse et pionnier de la danse au Japon, Baku Ishii avait lui-même été l’élève de Giovanni Vittorio ROSI.
Rosi était un danseur italien né en 1867, formé à l’école de danse de La Scala. En 1911, Rosi a travaillé au Japon, où il a enseigné au théâtre, monté des comédies musicales et donné des cours. C’était le début de la danse occidentale !
Madame Wakao savait qu’elle n’était pas faite pour le classique. Par contre elle voulait que ses élèves l’apprennent et fit venir de Tokyo un professeur nommé Isamu HASHIURA, qui dansait dans la troupe KOMAKI, l’une des toutes premières de danse classique au Japon.
Q/ Quel a été le rôle de Masahide Komaki dans l’établissement de la danse classique au Japon ?
R/ Le fondateur de la troupe Komaki était Monsieur Masahide KOMAKI, né en 1911. Il s’en alla à Shanghai pour apprendre la danse classique, puis de là partit pour l’URSS où il a beaucoup dansé, notamment le rôle de Petrouchka.
Monsieur Komaki est revenu au Japon en 1946 et fonda une troupe, la première à monter {}Le Lac des Cygnes au Japon.
Messieurs HASHIURA et INOUE ont dansé pour lui ainsi que notre chorégraphe actuel Monsieur SEKI, qui était premier danseur.
Monsieur Komaki a invité des étoiles étrangères à se produire avec la troupe notamment Nora Kaye. Beaucoup de professeurs qui depuis ont ouvert et dirigé des écoles au Japon étaient des élèves de Komaki. Il est mort à presque cent ans en 2006.
La directrice de notre école, Katsuko OKAMOTO, était première danseuse du Komaki Ballet avant de rejoindre l’Inoue Ballet.
Q/ Vous avez personnnellement connu le fondateur de votre école et troupe, Hirofumi Inoue...
R/ Monsieur Hirofumi INOUE a été le premier directeur de troupe au Japon à engager des dessinateurs pour les décors et costumes, le premier à écrire sur les programmes « décors et costumes par X (….) ». Au debut de l’histoire du ballet au Japon, la pratique pour la création de costumes avait été de copier à partir de photos, de tableaux voire à partir de costumes que les danseurs avaient apporté de l’étranger. Monsieur Inoue se voyait comme le personnage de Lermontov dans le film The Red Shoes – il savait qu’il devait s’occuper de chaque détail significatif d’une production.
Monsieur Inoue est né en 1935 ; il avait donc 31 ans lorsqu’il revint au Japon en février 1967. Il est né à Kyushu au sud du Japon où personne ne connaissait la danse classique. Son ambition est donc venue comme un choc pour la famille ! Ses parents étaient très étonnés. Il s’est alors rendu seul à Tokyo, où il a habité chez Katsuko Okamoto. Le père de Katsuko l’a beaucoup aidé.
Il a ensuite décidé d’aller à Paris où il a pu travailler avec Serge Peretti qu’il considéra comme son maître. A Paris, il a rencontré Jany Stora et Cyril Atanassoff, avant de rejoindre le Ballet russe de Monte-Carlo puis de danser à Amsterdam où il fit la rencontre de Roy Tobias, chorégraphe et professeur. Tobias est par la suite venu enseigner au Japon.
Monsieur Inoue aimait danser, mais il aimait tout autant la production. Il a voulu retourner au Japon pour créer un art de ballet comme il existe en Europe, tout en se doutant que ce serait difficile, en raison des énormes différences qui existent entre les arts traditionnels japonais et l’art occidental. Il avait également vu qu’en Europe des artistes de différents corps de métiers s’associent pour une production scénique. De retour au Japon, il est donc allé voir les musiciens ainsi que des peintres pour leur demander de réaliser les décors.
Un autre problème très japonais : son idéal était de mettre sur pied une troupe semblable à ce qui existe en Europe, dans laquelle les danseurs gagneraient leur vie en dansant. Monsieur Inoue a donc engagé des danseurs, mais sans pouvoir les payer. Au Japon, tout est privé, le gouvernement ne subventionne pas la danse, sauf le Ballet National qui a été fondé il y a dix ans. Les danseurs doivent vendre eux-mêmes les billets pour les spectacles ! Et travailler à l’extérieur du théâtre pour gagner leur vie.
Quoiqu’il en soit, , lorsque Monsieur Inoue a monté L’Oiseau de Feu il a bien demandé à un peintre de faire les décors. Or, tout est devenu un business à l’heure actuelle ! Si vous allez chez un peintre, vous voyez tout de suite arriver son manager ! Par chance, les gens ont beaucoup apprécié les idées du jeune producteur qu’était Monsieur Inoue et ils l’ont aidé de bon cœur. Y compris Peter Farmer, qui nous a beaucoup aidé car nous ne pouvions pas payer des commissions identiques à celles du Royal Ballet ! Peter avait beaucoup d’amitié pour Monsieur Inoue du fait de la passion qui l’animait, et de sa patience.
D’un côté Monsieur Inoue attirait les gens, il les poussait, il était très patient avec les élèves, les danseurs et tout le personnel qui travaillait à ses côtés. Dès qu’il trouvait quelqu’un de sérieux, il était disposé à le former, avec beaucoup de patience car il voyait jusqu’où la personne pourrait aller. D’un autre côté il pouvait être très sévère et très dur.
En 1973, après avoir monté quelques productions, Monsieur Inoue a créé son école et y a invité des professeurs du Komaki Ballet. C’est ainsi que l’on a commencé à y enseigner l’école soviétique des années 30 et 40, c’est à dire la grande époque d’Agrippina Vaganova et d’Alexander Pouchkine, une époque très différente de ce que l’on appelle l’école Vaganova de nos jours. Il faut aussi souligner que Monsieur Komaki connaissait bien l’enseignement de Cecchetti ; sans doute l’avait il appris en URSS.
Quand Monsieur Inoue a commencé à enseigner lui-même, il a promu l’école française de ses maîtres, à l’image de Serge Peretti. Nina Vyroubova ainsi que Violette Verdy sont venues pour nous faire travailler.
Serge Peretti à l’Inoue Ballet en 1979
Collection particulière
Monsieur Inoue n’aimait pas du tout le ballet du Bolchoï – il allait jusqu’à dire que ce n’était pas indispensable d’aller voir leurs spectacles quand ils étaient au Japon ! Mais il nous envoyait toujours voir l’Opéra de Paris en tournée !
Nina Vyroubova et Hirofumi Inoue lors d’une répétition
Collection particulière
Q/ Quelles sont vos propres responsabilités auprès de l’école et de la troupe Inoue ?
R/ « INOUE » a deux branches : d’une part l’école, d’autre part la troupe.
A l’école, aux côtés de la directrice, je prépare les programmes et organise les spectacles - sans oublier le plus dur : parler avec les parents et les professeurs !
En ce qui concerne la troupe, j’organise les spectacles, je fais venir les danseurs hommes car nous n’avons pas de premiers danseurs dans notre troupe, je parle avec l’orchestre et le régisseur…Comme Inoue est une fondation, je dois également entretenir des relations avec l’Agence japonaise de culture.
Katsumi Morozumi - Bathilde, Cyril Atanassof - le Duc de Courlande.
Collection particulière
Dans presque toutes les écoles au Japon, comme les cours sont
totalement privés, le professeur principal est en même temps le propriétaire de sa propre école et doit faire absolument tout y compris le budget. J’ai la chance de ne pas devoir faire cela !
Q/ Inoue entretient de proches relations avec un certain August Bournonville...
R/ Depuis 25 ans déjà les Danois viennent travailler avec nous. C’est Monsieur Inoue qui voulait cela, car il admirait Bournonville. Il avait déjà invité Frank Andersen et son épouse Eva Klobborg juste avant que Frank ne devienne, très jeune, directeur du Ballet du Théâtre royal du Danemark au mois de juillet 1984. Frank était venu pour danser, tandis que son épouse Eva avait fait travailler nos solistes et nous a montré les costumes de La Fête des fleurs à Genzano. Puis Frank, devenu directeur, nous a envoyé Nikolaï Hübbe, Lloyd Riggins, Thomas Lund, Mads Blangstrup, Johan Kobborg, Kristoffer Sakurai en tant qu’étoiles invitées.
Lorsque Frank Andersen a quitté une première fois la direction du Ballet royal en 1992 ou 1993 ; nous lui avons alors demandé de venir enseigner. Il est venu seul et nous a montré la Leçon du Lundi ou Mardi, que nous avons appris – de manière miraculeuse -– en cinq jours. Pour lui c’était une nouvelle carrière de professeur qui s’ouvrait, car il n’avait jamais enseigné auparavant.
Il est ensuite venu de nouveau avec Eva. Nous voulions montrer au public le résultat de tout ce travail et avons monté le IIème Acte de La Sylphide que le pas de deux de Wilhelm Tell, en 1996. Depuis, nous organisons un séminaire Bournonville tous les ans.
Ce qui m’intéresse dans Bournonville, c’est l’utilisation du corps par opposition au bas de jambe.
L’école Vaganova telle qu’elle est enseignée aujourd’hui est très loin de nous ; Bournonville nous semble plus près, et surtout, essentiel. C’est la base. On retrouve les bases de ce que nous faisons. Lorsqu’on étudie Bournonville on peut être sûr de faire les choses correctement. Son travail est vraiment, comme celui de Cecchetti, basé sur la tradition de la danse académique.
Q/ Parlez-nous de Inoue et de la musique.
R/ Nous avons un directeur musical, mais ce n’est pas du tout comme ici en Europe. Il est chef d’orchestre ailleurs et travaille avec un autre orchestre. Il nous aide mais ne peut pas être à plein temps auprès de nous, assister à plusieurs répétitions, travailler le ballet à fond. Il ne peut être présent que pour une ou deux répétitions.
Au Japon, dans les petites écoles les fonds ne suffissent pas pour employer un pianiste à plein temps.
Notre troupe a par contre été l’une des toutes premières à engager des pianistes pour tous les cours. Il faut aussi comprendre que l’histoire de l’apprentissage du piano est très récente au Japon.
Monsieur Inoue a commencé à donner des cours avec un pianiste il y a peut être 35 ans déjà, et voyez-vous, il n’y avait alors qu’un ou deux pianistes disponibles pour la danse dans tout le Japon ! Petit à petit on a commencé à se rendre compte à quel point ils sont essentiels !
Maintenant on trouve de bons pianistes pour la danse au Japon parce que les autres pianistes admirent les accompagnateurs de ballet ! C’est même devenu l’un des métiers de choix pour les artistes qui sortent du Conservatoire de musique !
Les pionniers dans ce domaine, les pianistes âgés, organisent de véritables groupes de pianistes – ils se réunissent pour étudier ensemble !
Pour le moment, il n’existe pas encore un cursus spécifique au Conservatoire de musique pour former les pianistes de danse, mais cela viendra peut-être !
A l’école Inoue, nous ne donnons pas de cours de musique en tant que tels, mais encourageons les enfants à étudier le solfège, les instruments etc., à l’extérieur.
De temps en temps, nous invitons des professeurs à venir parler aux élèves d’histoire de la danse, de la musique. Nous avons aussi des cours de danse espagnole et de danse de caractère.
Dans notre école, les enfants commencent avec l’initiation à la danse à 3 ans, et ils terminent leurs études de danse à 18 ans.
Q/ Pourquoi l’école Inoue ne participe-t-elle jamais aux concours ?
R/ Si l’un de nos élèves voulait tenter le Concours de Lausanne, où le prix est une bourse d’études pour une grande école, je n’y serais peut-être pas opposée.
Mais au Japon, il y a deux ou trois concours par mois. Les enfants n’ont pas l’occasion de faire de la scène et voient cela comme une chance de gagner de l’expérience. Malheureusement derrière tout cela, un seul but : gagner. Une fois qu’ils ont remporté un ou plusieurs prix le but est atteint, et ils arrêtent de danser. C’est fini !
La danse classique, c’est autre chose. On commence par entrer dans le corps de ballet, puis éventuellement on devient soliste, et enfin, avec de la chance, premier danseur. C’est cela, apprendre un métier. On voit des jeunes qui gagnent des concours et dont on parle, puis cinq ans après, ils ont disparu du circuit. Ils ne sont plus nulle part.
Ils voulaient danser seuls sur scène, et ils ont été seuls ! Apprendre le métier dans un corps de ballet leur semble trop fastidieux. Il est toutefois vrai que quelques bons danseurs ont pu être formés grâce à une bourse de concours, tels Tetsuya Kumakawa ou Miyako Yoshida.
En tant que compagnie de danse, notre objectif ne peut pas être de former des bêtes à concours.
Notre troupe monte Casse Noisette tous les ans. A huit ans, les petits rats sont choisis déjà pour être sur scène. C’est le début de leur carrière scénique. Puis ils gravissent étape par étape les échelons du métier. Une fois arrivés dans le corps de ballet ils peuvent transmettre aux plus jeunes car ils connaissent tous les rôles.
Nous ne sommes pas en concurrence avec nos voisins. Donc les élèves qui veulent absolument se présenter aux concours nous quittent pour étudier dans d’autres écoles.
Q/ Pourquoi y a-t-il si peu d’hommes dans la danse classique au Japon ?
R/ Il y a peu d’hommes parce que l’on ne peut pas y gagner sa vie. La danse est vue au Japon comme une activité pour petites filles, un hobby, un loisir. Ce n’est pas considéré comme une profession car on ne peut pas y gagner de l’argent. La pression sociale négative est très forte, et les garçons doivent essuyer des moqueries.
C’était autrefois la même chose pour la musique classique, quoiqu’il y ait maintenant beaucoup de musiciens hommes.
Teddy Kumakawa a une réputation internationale ; lorsqu’il est revenu de Londres il a ouvert une école et une troupe, et nous commençons à avoir des garçons qui s’inspirent de son parcours.
Les fils de professeurs qui ouvrirent des studio ont tout naturellement commencé à danser, sans préjugés.
L’année dernière, nous avons pris la décision de mettre une annonce invitant des garçons de toutes les écoles environnantes à venir dans nos studios pour des leçons avec Arnaud Coste. Car autrement, chaque garçon qui danse se retrouve isolé dans son école – il y a peut être trente filles pour deux garçons. Donc nous avons décidé de les faire travailler ensemble. Et cela a connu un vif succès ! Quinze garçons se sont présentés, âgés de neuf à seize ans.
Katsuko Okamoto - Giselle ; Cyril Atanassof - Albrecht
Collection particulière
Arnaud Coste a donné les leçons et les garçons ont pu regarder travailler Juntaro Coste, son fils, dans la leçon que donnait Arnaud juste avant la leur, ce qui était très encourageant.
Arnaud (ainsi que Juntaro !) parle très bien le japonais, car il a travaillé un an avec nous au Japon. Par la suite, il a travaillé en Allemagne où il a rencontré son épouse. L’année prochaine nous aurons deux cours.
Mais pour gagner leur vie, les hommes qui dansent vraiment bien doivent aller ailleurs s’ils veulent pouvoir en vivre, que ce soit aux USA ou en Europe.
Q/ La danse classique apporte-t-elle quelque chose au Japon qui n’existait pas auparavant dans cette culture ?
R/ Si la danse classique n’existait pas au Japon, honnêtement, je ne sais pas si cela changerait grand chose … Mais quand même, lorsque nous faisons des démonstrations dans les écoles avec des extraits de ballets, je constate que les enfants spectateurs sont très enthousiastes.
Le Théâtre Kabuki, par exemple, s’il est bien japonais, n’est pas pour tout le monde. Quant au ballet classique, nombre de nos concitoyens n’y vont jamais car ils le le voient comme trop chic, comme une chose destinée à la haute bourgeoisie.
Apprendre un instrument ou la danse classique au Japon coûte cher. Ce n’est pas comme ici en Europe où il y a des écoles subventionnées par l’Etat. Avant, seuls les enfants de gens très prominents pouvaient se le permettre, mais c’est en train de changer.
Je crois qu’au minimum la danse classique fait réfléchir à la différence entre les façons de montrer les pensées et les sentiments en Occident et ici. Si l’on ne connaissait pas la danse classique, on ne remarquerait jamais la différence.
Arnaud Coste avec les petits stagiaires
Collection particulière
Au cours des dernières décennies, de plus en plus de Japonais se sont intéressés à la musique classique occidentale au point de devenir musiciens professionnels. Ils sont devenus plus expressifs aujourd’hui.
Dans les cours de danse, il est très difficile d’arriver à faire sourire les enfants, à les faire s’exprimer. Ce n’est peut-être pas dans la nature japonaise.
Par ailleurs, on aurait tendance à penser que physiquement, les Japonais ne sont pas faits pour la danse classique, qu’ils sont arqués et assez en-dedans. Mais mon amie Jany Stora me dit que c’est la même chose en Europe, sauf que là-bas les Conservatoires et les écoles pratiquent une sélection et éliminent d’emblée les personnes qui n’ont pas un en-dehors naturel. Au Japon, les écoles ne pratiquent pas de sélection. Tous ceux qui paient peuvent danser.
D’autre part, même avec des sujets en apparence très « doués » comme il y a en Europe, l’impression peut être trompeuse. Le véritable en-dehors nécessite un travail constant et minutieux, sur des années. Je dis à mes élèves de ne pas se soucier de la position de leurs pieds sur le moment, mais de se concentrer toujours sur le travail à partir de la hanche, et de sentir l’entortillement en spirale de la musculature qui va petit à petit tourner toute la jambe à partir de la hanche.
Sur plusieurs années, cela va changer la forme de la jambe, dont la musculature va s’allonger. Et on voit les résultats !
Seulement, il faut accepter de prendre le temps, et de ne pas être obsédé par la position des pieds.
Si on travaille bien, plutôt que dans l’apparence, on peut danser très longtemps. Aujourd’hui Yoko Morishita a 62 ans et elle danse encore les grands classiques. Son corps n’est pas abîmé ! Lorsque l’on sait que l’on a un problème, on cherche à le résoudre. Par contre, lorsque l’on est convaincu de ne pas avoir de problème, on ne cherche pas !
Avant, les Japonais s’asseyaient sur le tatami qui tordait l’ossature. Ils utilisent désormais des chaises. La jeune génération a un physique très différent.
On reçoit tout le monde dans notre école. Chacun possède quelque chose – l’un est expressif, l’autre dynamique… On donne leur chance à tous. Mais pour ce qui est de la compagnie, nous tenons des auditions. La compagnie est à l’heure actuelle composée de quarante danseurs, dont 60% viennent d’autres écoles.
Nous n’avons aucun salarié à plein temps parmi les danseurs. Tous doivent avoir un emploi extérieur pour vivre. Notre école emploie néanmoins certains danseurs pour donner des cours.
Depuis dix ans, il existe un Ballet national au Japon, qui n’a pas d’école. Même cette troupe ne peut pas payer de salaires à plein temps ! Ils sont payés quand ils dansent.
Q/ Pensez-vous que la Société Auguste Vestris dont vous êtes membre fondateur puisse apporter quelque chose au Japon ?
R/ Au Japon, en tant que danseur, on ne pense que rarement à l’histoire, aux origines de la danse. La Société Vestris nous donne une occasion d’acquérir ce savoir, de commencer à étudier scientifiquement la danse. De nombreux japonais font des études scientifiques, des livres sont publiés sur la technique et l’histoire de la danse. Mais avec la Société, j’apprends comment il faut éveiller l’intérêt des gens.
Il faut être plus scientifique. Nous ne prêtons aucune attention à la question de l’origine de la technique, et nous nous contentons de transmettre ce que nous avons appris au voisin. Cela me rappelle un jeu d’enfants dont j’oublie le nom, où le premier chuchote une histoire à l’oreille du second, qui la chuchote à l’oreille du troisième, et ainsi de suite. Le temps que l’histoire arrive au dixième, elle est totalement déformée.
Eh bien, dans la danse, c’est la même chose : d’un professeur à l’autre, au bout de la chaîne, on arrive à quelque chose de méconnaissable.
C’est pourquoi j’admire l’école Bournonville. Ils conservent la tradition et essaient de retourner aux origines. C’est pour cela que nous voulons organiser un grand séminaire Bournonville en 2010.
Q/ En 2010 vous organisez un séminaire Bournonville particulièrement ambitieux. Pourquoi ?
R/ Les concours proposent toujours des variations de Bournonville. Mais COMMENT sont-elles dansées ? Leurs professeurs ne les ont jamais appris d’un Danois ! Ils les ont vu sur DVD. Et l’élève fait n’importe quoi. Il danse Bournonville avec le style Vaganova !
D’abord, il faut au minimum savoir qu’il existe différents styles et techniques. On ne peut pas TOUT savoir, mais il faut au moins connaître la différence technique entre, par exemple, Bournonville et Petipa. Et puis ce ne serait pas mal non plus de savoir qui était ce Monsieur Petipa !
Stage d’Emmanuel Thibault, juillet 2009
Collection particulière
Je pense que si l’on ne fait rien, ce sera la catastrophe. Au Japon, n’importe qui peut enseigner et même ouvrir sa propre école. Chez nous, il n’y a pas de Diplôme d’état, pas de Certificat d’Aptitude, rien.
Il y a même des gens qui ouvrent une école, un studio, et appellent cela une « compagnie ». C’est au point où des gens qui ont « appris » la technique de la danse classique sur un DVD ( !) ouvrent une école. Ils apprennent par cœur un cours le matin puis « l’enseignent » le soir aux enfants. Et certains de ces « professeurs » connaissent le succès, pour ainsi dire !
Chez nous donc, parmi les centaines d’écoles qui existent, on trouve de tout, de l’excellent jusqu’au médiocre.
Si nombre des écoles suivent ce que l’on appelle aujourd’hui l’école « Vaganova », cette méthode n’est pas universelle, loin de là. Le curriculum de la Royal Academy anglaise est très répandu car les niveaux sont clairement définis, ce qui est gratifiant pour les enfants.
Pour l’instant, j’ai des doutes sur l’opportunité de fonder une école nationale. Quels en seraient les professeurs ? Quelle technique, quelle école devrait-on y enseigner ? Le choix serait très difficile.
D’autre part, finalement je crois qu’il n’y a pas que du mauvais dans notre situation au Japon. Nos danseurs sont dans la réalité, et non pas dans une bulle protégée du monde extérieur. Je vais au supermarché ou au café, et je vois des danseurs qui travaillent comme serveurs, comme caissiers. Ils travaillent pour pouvoir danser. Parfois j’en ai des larmes aux yeux. Ils doivent travailler pour acheter une tunique, des chaussons, pour payer leurs cours. Ils y mettent tout, et pas seulement tout leur argent. Quand ils dansent, pour eux, c’est la joie ! Ils sont très motivés.
Quand tout est donné, quand tout vous est présenté sur un plateau d’argent, c’est trop facile. On ne connaît rien du reste du monde, on ne sait pas que l’on est un privilégié. Pour vivre comme un être humain, peut-être que notre système n’est pas si mauvais…
Q/ Que pensez-vous des arts de théâtre traditionnels ?
R/ Je ne les connais pas très bien. Mais je vais parfois voir du Kabuki, dont Anton Dolin disait que c’était le ballet japonais, avec sa musique, ses décors, sa danse.
Les acteurs de Kabuki sont issus de familles spéciales. Il faut être né dans l’une de ces familles pour pouvoir entrer dans les troupes. Les enfants apprennent la danse dès trois ans, ainsi qu’un instrument japonais.
Il y a beaucoup de dictons de la langue courante qui viennent du théâtre Kabuki. Ils sont entrés dans la vie de tous les jours. Et l’on écrit encore de nouvelles pièces Kabuki.
Q/ L’Inoue Ballet a bénéficié d’une coopération étroite avec Nina Vyroubova, et avec Cyril Atanassoff…
R/ Oui ! Nina Vyroubva est venue au Japon en 1979 et en 1980. C’est également en 1980 que nous avions eu la grande chance de travailler avec Nina pendant un mois à Paris. Jany Stora, qui était très proche de Hirofumi Inoue, nous avait présenté Nina afin que celle-ci puisse faire travailler notre jeune soliste Noriko Hathiya, qui allait danser Giselle pour la première fois. C’est Nina qui nous a présenté Cyril Atanassoff, tandis qu’elle-même a interprété pour l’Inoue Ballet le rôle de la mère de Giselle.
Nina Vyroubova - la mère de Giselle ; Cyril Atanassof - Albrecht
Collection particulière
En répétition, elle nous montrait tous les rôles, tour à tour timide et délicate en Giselle, prétentieuse en Bathilde, forte en Reine des Willis, puis elle incarnait Hilarion ou le Prince de Courlande … Puis en 1992, deux de nos danseuses sont allées à Paris pour que Nina répète Giselle avec elles.
La première fois, Cyril est arrivé un jour seulement avant le spectacle, car en raison de la neige en Russie, son avion – de ligne russe pourtant - n’avait pu décoller ! Son arrivée etait un rêve pour nous. Ce grand artiste nous a apporté beaucoup de choses. Hirofumi Inoue et Cyril ont sympathisé et par la suite, Hirofumi l’invita souvent. A chaque séjour de Hirofumi à Paris, il rencontrait Cyril, et lors de sa dernière visite, il était question de remonter Suite en Blanc. Mais en rentrant de ce voyage, Hirofumi est mort. J’habitais alors Bruxelles. J’ai appelé Cyril. Très choqué, il a néanmoins beaucoup aidé pour monter Suite en Blanc. Cependant, l’épouse de Lifar n’a pas voulu donner sa permission de représenter ce ballet.
Nous avons alors décidé de donner Variations et à cet effet, Cyril m’a présenté Léone Mail. Léone vint donc au Japon auprès de nous pendant un mois. Ayant pris beaucoup de notes du temps où elle travaillait aux côtés de Lifar elle put nous montrer Variations - ce qu’elle fit avec beaucoup d’énergie - et créa également un pas de deux de style Lifarien pour nous. J’étais auprès d’elle tous les jours. Tout de suite apres notre spectacle, elle a remonté Variations pour l’Opéra de Paris. L’année dernière, à l’occasion du quarantième anniversaire de la fondation de l’Inoue Ballet, nous avons repris Variations et avons invité Cyril pour perfectionner cette oeuvre.
Q/ Que fait le Japon pour promouvoir la création chorégraphique ?
R/ La Japan Ballet Association organise chaque année quatre spectacles : un pour les créations, un pour les jeunes danseurs, plus un grand ballet pour lequel il y a une audition à laquelle peuvent participer tous les danseurs membres de la JBA. On rejoint la JBA en tant qu’individu, et non en tant que troupe ou école ; par exemple, pratiquement tous nos danseurs ont rejoint la JBA.
Le quatrième spectacle a lieu en été, pendant les vacances, à Tokyo. Chaque branche de la JBA – il y en a quinze ou seize -va présenter un ballet, et parfois des créations. Cela donne aussi aux jeunes danseurs l’opportunité de danser sur une grande scène, et, surtout, avec un orchestre.
La JBA a plusieurs centaines, peut-être plusieurs milliers de membres. Ils organisent des stages et invitent des maîtres de haut niveau, japonais et étrangers. On trouve une branche de la JBA dans chaque préfecture ; un maître invité sera envoyé à toute branche qui en fasse la demande pour y enseigner.
Nous avons des élèves dans notre école qui ont la fibre chorégraphique. Pour les encourager à continuer, nous présentons leurs créations lors des spectacles de l’école.
Q/ Existe-t-il des maisons d’édition spécialisées ?
R/ Je ne pense pas qu’il existe une maison entièrement spécialisée, néanmoins de nombreux livres aussi bien techniques qu’historiques sont publiés en japonais. Par exemple, l’éditeur SHINSHOKAN publie trois revues, dont Dance Magazine japonais ainsi que des livres et des DVD. Il existe de nombreux DVD en japonais sur l’école Vaganova. Ces DVD ont du bon, car au moins cela suscite la curiosité à l’égard de ce qui se fait ailleurs, mais aussi du très mauvais, car les élèves vont copier ce qu’ils voient, sans chercher à comprendre toute l’école qu’il y a derrière.
Quant à la question de savoir s’il faudrait lancer une revue de danse plus « savante », comme celles, nombreuses, qui existent en Russie sur la technique, la pédagogie, l’anatomie, l’histoire … je ne sais pas si un intérêt et donc un « marché » existe, c’est-à-dire que je ne sais pas si la profession au Japon est mûre pour cela.
Certains sont très avancés, d’autres moins … Mais c’est sans doute la même chose partout au monde !
Interview fait à Paris, par K.L. Kanter, septembre 2009